Bien que rentré bredouille de Cannes où il était présenté cette année en compétition officielle, le nouveau film de Hong Sang-soo est une pure merveille. Il s’agit d’un film sur le cinéma qui pourtant s’éloigne de tout folklore. Ce sont les liens qui unissent une œuvre à la vie, ceux qui la créent et ceux qui la regardent que dessine le cinéaste coréen dans ce film troublant.
Le film commence à Séoul, avec l’histoire d’un étudiant en pleine déprime qui croise par hasard une ancienne amie avec laquelle il déambule en ville et se saoule. Ils font l’amour et décident de mourir ensemble. Cette tentative de suicide sera un échec et c’est une autre histoire qui commencera, indépendante de la précédente mais intimement liée, par la même jeune femme, actrice du précédent segment qui était en fait une projection cinématographique…
Troisième film de Hong Sang-soo à sortir en France en un peu plus d’un an après Turning Gate et La femme est l’avenir de l’homme, Conte de cinéma permet d’imposer ce nom comme une des nouvelles valeurs sûres de la nouvelle cinématographie émergente de Corée du Sud. Le cinéaste y reprend ses thèmes (dépression, alcool, sexe, mort) par un traitement habituel et particulier, à la fois détaché et léger, éloigné de toute psychologie, avec des personnages étranges, aussi bien concrets et réalistes qu’aériens.
Dans ce film, pourtant, deux éléments différent de ses œuvres précédentes, et en premier lieu un élément esthétique. Là où Hang Sang-soo avait habitué ses spectateurs à de longs plans-séquences fixes, le cinéaste instaure dans celui-ci une nouvelle figure à sa grammaire de mise en scène : le zoom avant qui isole un personnage de son ensemble. Cette technique est répétée de manière systématique et interroge : pourquoi faire « sentir » ainsi la caméra pour ce nouveau film ?
L’autre différence de l’œuvre est thématique et semble étroitement liée à cette nouveauté stylistique, il s’agit bien entendu du traitement frontal du monde du cinéma. Hong Sang-soo nous a déjà habitués à faire évoluer des créateurs dans ses films, mais jamais à une telle intrusion, celle du film dans le film. Une mise en abîme vertigineuse s’organise alors. Les zooms, qui nous font « sentir » la présence de la caméra, seraient alors l’expression de cette réflexion mise en place, d’un film se réfléchissant sur lui-même, qui se retrouve aussi dans la construction « double » du film. Une projection et ce qu’elle engendre sur celui qui l’a vu et en fin de compte, inversement.
Ainsi scindée en deux, l’œuvre est propice à la rêverie, il prend la dimension d’un labyrinthe, mais un labyrinthe flottant dans lequel le spectateur déambule, cherchant ressemblances et différences entre les deux segments. Un ruban délié dans le vent où tout serait propice à se retrouver dans un film. Car la seconde partie est comme la reproduction de la précédente, imitation de ce que le second homme a vu dans la salle et qui est censé être, selon ses propres dires, un épisode de sa jeunesse que le metteur en scène, un ancien ami, a repris dans son œuvre. C’est donc une mise en abîme vertigineuse qui s’opère, mais qui permet aussi aux spectateurs de se laisser aller aux sensations ressenties et non à rechercher une quelconque compréhension. C’est le lien étrange qui lie un film à la vie qu’interroge le cinéaste. C’est un lien complexe, où il est impossible de discerner ce qui appartient à l’un ou à l’autre, mais qui s’abreuverait respectivement simultanément. Mais c’est aussi chercher à reproduire ce que l’on a vu pour sortir d’une situation délicate. La dépression de l’étudiant fait écho à celle que traverse le personnage de la seconde histoire, qui désespère aussi de vivre, enfoncé dans son alcoolisme et dans son impossibilité de créer. Mais à la manière de L’Ange exterminateur de Buñuel, où les protagonistes étaient obligés de reproduire la scène qui les avait bloqués dans cette pièce d’où ils ne pouvaient plus sortir et ce, afin de trouver l’issue de leur enfermement : la répétition peut être vue comme cette issue. Il s’agirait alors d’une reprise, qui devrait reprendre ce qui a été, mais sous une forme nouvelle pour se diriger vers l’avenir, à travers aussi une appropriation personnelle. Il s’agit de pouvoir changer, à travers ce que l’on a déjà vécu et permettre une ouverture vers autre chose, se sortir de la torpeur et de la sensation de ratage dans laquelle se trouve le personnage masculin.
Hong Sang-soo fait donc évoluer son système par des sortes de micro-changements ; il continue à fouiller ses obsessions, mais tout en les faisant tendre vers d’autres terres, nouvelles pour lui. Et le résultat est superbe, ouverture vers d’autres chemins d’investigation, tout en conservant ce qui fait la force de ce créateur, Hong Sang-soo ne finit pas de nous surprendre et de nous suspendre à ses films enivrants.