Couleur de peau : miel fut d’abord un roman graphique en trois tomes sur le parcours délicat d’un Coréen adopté à l’âge de six ans par une famille belge (éditions Quadrant/Soleil, à partir de 2007). Avec ce récit autobiographique, Jung rompait avec le coup de crayon incisif et sensuel de ses fresques extrême-orientales, peuplées de samouraïs, de guerrières, de geishas et d’être surnaturels. Bande dessinée en noir et blanc, au trait rond et presque naïf, Couleur de peau : miel relevait d’une démarche cathartique assumée. Loin du simple calque animé, son adaptation cinématographique déploie une belle inventivité visuelle pour concrétiser l’hybridité identitaire d’un adopté.
Depuis quelques années, le film d’animation occidental s’est émancipé de son ancrage dans le cinéma jeunesse et le cinéma d’action en s’emparant de sujets forts. Des films comme Persepolis (Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, 2007) ou Valse avec Bachir (Ari Folman, 2008) ont contribué à légitimer cette voie réflexive. Leur reconnaissance publique et critique a aussi prouvé l’intérêt de l’adaptation de romans graphiques à forte résonance sociale et politique. À la marge de ces productions très médiatisées, des réalisateurs et des dessinateurs s’allient autour de projets atypiques d’animation. Parfois, des sujets ne semblent pouvoir être traités en prise de vues réelles, comme si leur nature même obligeait à trouver une forme bien particulière pour les appréhender dans toute leur spécificité. C’est le cas du documentaire d’animation Crulic, le chemin vers l’au-delà (Anca Damian, 2011), qui mélange différentes techniques graphiques (aquarelle, collage, photographie) pour conter le destin troublé d’un migrant roumain en Pologne, injustement emprisonné pour vol jusqu’à une grève de la faim fatale en 2008. Aujourd’hui, Couleur de peau : miel va plus loin dans le développement d’une forme composite. Avec une fluidité déconcertante, le film mélange différents styles d’animation : crayonnés 2D et dessins couleur 3D (souvenirs recomposés et ressenti subjectif de Jung), prises de vues réelles en vidéo (Jung aujourd’hui), archives familiales en super‑8 (les premiers temps dans sa famille belge). Le film développe à la fois un récit rétrospectif et intimiste, un travail d’investigation et un témoignage au présent, empreint d’une émotion sans sensiblerie.
De la page à l’écran, Couleur de peau : miel est devenu un objet intelligemment hétéroclite, fruit d’une collaboration prolifique entre Jung et Laurent Boileau, réalisateur de nombreux documentaires sur la bande dessinée et chroniqueur pour Actuabd.com. Avec Laurent Boileau, le dessinateur s’est engagé dans une entreprise collective qui l’a conduit à porter un regard neuf sur sa propre histoire et à poursuivre sa réflexion sur le statut d’adopté : un état en perpétuel changement, et non une étape de construction de soi réglée une fois pour toutes. Alors que le roman graphique engageait virtuellement un dialogue entre Jung enfant et adulte, la structure du film s’organise autour de la voix d’un personnage de Jung adulte, prise en charge par William Coryn. Ainsi, le film nous engage dans une fiction d’inspiration autobiographique, où un narrateur reconstruit et analyse avec plus de distance le parcours de l’adopté selon un point de vue mûr.
Après la fin de la guerre de Corée, près de 200000 enfants coréens ont été adoptés à travers le monde, en particulier aux États-Unis et en Europe occidentale. Né en 1961, Jung est retrouvé errant dans un marché de Séoul à l’âge de cinq ans. Après un détour par un orphelinat américain, il est adopté par la famille Henin en Wallonie. Il devient belge, presque par hasard, dans le flot d’une répartition à la chaîne de ces enfants dont l’identité se résume à un formulaire administratif. Le film traite d’un cas individuel et d’un type d’adoption bien spécifique (massif, hâtif et historique) sans chercher à statuer sur la question impossible de la réussite ou de l’échec d’un processus d’adoption. Couleur de peau : miel fait certes preuve d’humour et d’ironie, mais n’occulte pas la part d’ombre des adoptés, signifiée par le taux important de suicides et de morts suspectes chez les Coréens déracinés de la génération de Jung.
La complexité des rapports avec la famille d’adoption est aussi exposée sans détour : froideur maternelle, surprotection paternelle, ambiguïté des rapports avec une sœur complice, jalousie vis-à-vis d’une nouvelle sœur coréenne, distance d’une grand-mère au racisme latent. Le sentiment d’une part intrinsèque d’inconnu, le fantasme d’une mère biologique bienveillante (le père n’est quasiment pas évoqué ici), l’acceptation fragile de l’abandon, la place bâtarde de l’adopté dans une communauté coréenne à l’étranger sont autant de points sensibles abordés avec simplicité et précision. Au-delà de la reconstitution d’un parcours personnel, Couleur de peau : miel manifeste un double désir : celui de témoigner de la fragilité identitaire de tous les adoptés et celui de les montrer comme des individus comme les autres, tiraillés entre fusion et émancipation vis-à-vis de ceux qui les ont élevés. Sur un sujet sensible, Jung et Laurent Boileau réussissent un film subtil d’une émouvante beauté plastique.