Un peu comme pour Crazy, Stupid, Love, un titre comme Crazy Rich Asians — deux épithètes et un nom — semble énumérer les composantes disparates d’un représentant supposément déviant d’un genre attendu — en l’occurrence la comédie romantique. Or dans ce film comme dans l’autre, la triple caractérisation s’avère quelque peu truquée, avec deux éléments du trio en déficit au regard de la flatterie réservée au troisième. Dans la promesse de portraits d’ « Asiatiques riches et frappés » (pardon pour cette traduction personnelle), le grain de folie se constitue d’un déroulement d’apparitions et de facéties fugacement amusantes mais à l’effet de surface, dans des registres allant du burlesque au gentiment trash et familiers du tout-venant de la comédie américaine des années 2010 (Ken Jeong de la trilogie Very Bad Trip est d’ailleurs de la partie). Quant à la présence ethnique, si le film annonce « la couleur » en faisant jouer essentiellement des acteurs asiatiques, eurasiens ou asio-américains, l’effort de représentation (d’une communauté, de coutumes locales) se vend bien comme tel, mais de sorte que le film n’en tire qu’une plus-value somme toute superficielle.
Reste le point « riche », qui apparaît rapidement comme le pôle d’attraction du film, celui qui aspire tout le reste. Le biais se fait jour dès l’embarrassant flash-back d’ouverture. Vingt-trois ans avant les faits, deux femmes et des enfants déboulent dans le hall d’un hôtel londonien trois étoiles dont le réceptionniste toise leurs yeux bridés avec un mépris à peine dissimulé et, dans un réflexe de condescendance raciste dont la représentation semble sortir d’un autre âge, les invite fort peu civilement à quitter les lieux. Mal lui en prend : un coup de téléphone plus tard, l’une des femmes, Eleanor Young (jouée par Michelle Yeoh), se révèle l’épouse du tout nouveau propriétaire de l’hôtel. Ainsi, la question du regard sur l’étranger se voit-elle balayée par la seule révélation que ces étrangers-là sont en réalité les maîtres… Passé cette introduction balourde, on en vient au présent pour amorcer la comédie romantique : le fils d’Eleanor, Nick, qui vit à New York avec sa petite amie Rachel, lui propose de l’accompagner en visite à sa famille basée à Singapour, sans lui avoir révélé auparavant la fortune colossale de celle-ci. Dans ce non-dit vaguement honteux se trouve l’argument principal du film (même plus que le prévisible choc culturel entre la jeune professeur d’économie new-yorkaise et les nantis du bout du monde, en particulier la redoutable Eleanor) : établir péripétie après péripétie que oui, un ultra-riche, malgré ce qui le sépare du commun des mortels, a aussi droit à l’amour — démonstration redoublée peu subtilement par une intrigue secondaire autour du couple d’une cousine de Nick, en parallèle du dilemme qui se posera à Nick entre rester à Singapour en héritant de l’entreprise familiale et repartir à New York avec Rachel.
La fortune sourit… aux fortunés
Or, pour que cette belle déclaration touche, il aurait fallu qu’elle et l’inquiétude qui la fragilise (la richesse et la position sociale comme obstacles sur le chemin de l’amour) soient concrétisées par un peu plus que des rebondissements convenus de scénario (l’infidélité du mari de la cousine, la découverte d’un secret sur les origines de Rachel) et de ficelles narratives grossières (un montage alterné entre Nick et Rachel pour souligner par redoublement le danger sur leur couple). Sans doute ce déficit est-il dû au fait que le film s’avère lui-même un peu trop fasciné par cet univers de riches. Crazy Rich Asians aime à travailler le potentiel amusant (plutôt que franchement comique, ou même que vraiment intéressant) de sa foule de personnages aux moyens et aux envies extravagants, tandis que la mise en scène se montre aussi compétente pour l’emballage que complaisante envers cet étalage d’aisance, concluant même le film par un travelling arrière mettant en valeur une des tours gigantesques dominant Singapour où le clan peut se livrer à une nouba olympienne. Une séquence, sans doute la plus séduisante du long-métrage, est aussi celle qui traduit le mieux le piège de sa position. Dans un lieu de culte, toute la famille réunie assiste au mariage d’un de ses membres. Soudain, une rivière se met à couler dans l’allée, jusqu’aux pieds de la mariée qui, aux anges, va alors marcher dans l’eau pour rejoindre son promis. La scène, accompagnée d’une musique diégétique idoine et filmée avec un certain doigté par une caméra allant à la rencontre de ce cours d’eau « miraculeux », charme indubitablement, mais dans ce charme subsiste l’ambiguïté. Car le spectateur, comme la foule dans le film, est autant charmé par l’illusion de magie donnée par cette rivière artificielle que par l’évidence que quelqu’un a mis cela en œuvre pour rendre le mariage grandiose — quelqu’un qui en a les moyens matériels et financiers. Ce constat rejoint la certitude qui parcourt tout le film, et qui gâte sensiblement la vague sympathie qu’il peut inspirer : que si ces personnages se permettent l’extravagance, les débordements et même les grands gestes à l’égard des élus de leur cœur, c’est avant tout parce que leur statut de privilégiés les y autorise. Les autres, le gros des spectateurs, se contenteront de continuer à se raconter des contes de fées.