Ces dernières années, le cinéma social anglais semble opérer un « retour à la terre », délaissant quelques temps les banlieues ouvrières des grandes villes du sud du royaume pour les grandes étendues vertes du nord, battues par les vents et la pluie. Après Les Hauts de Hurlevent d’Andrea Arnold, Sunset Song de Terence Davies ou, plus récemment, Seule la terre de Francis Lee, c’est au tour de la jeune réalisatrice Clio Barnard d’installer sa caméra dans le Yorkshire. Le passage de la ville vers la campagne est encore plus visible dans son cas : remarquée en 2013 pour son premier long-métrage, Le Géant égoïste – dont les emprunts à Ken Loach et, a fortiori, à Dickens étaient clairement affichés – elle bascule, avec Dark River, vers l’héritage d’Emily Brontë. Cette migration géographique et littéraire apparaît motivée par la recherche d’une certaine noblesse, promise par les paysages vallonnés et suspendus loin de la civilisation à l’opposé de l’agitation confuse et impure des décors et enjeux urbains. En cela, ce second long-métrage soigne sa facture générale : l’ambition documentaire va de pair avec la limpidité de la mise en scène, discrète mais attentive aux gestes du quotidien, immersive au point de faire sentir l’humidité et la boue à travers l’écran. De ce tableau pastoral, surgit une authenticité scrupuleuse qui rend compte d’une vie besogneuse, presque archaïque, en proie aux sirènes de la modernité qui résonnent en bas de la vallée.
Épure et emphase
Il est donc d’autant plus dommageable que ce beau lyrisme ne serve, in fine, que de socle à un drame trop appuyé. Récit d’un retour – celui d’Alice (Ruth Wilson) qui rentre dans la bergerie familiale après la mort de son père, quinze ans après en être partie brusquement – Dark River est plombée par une écriture qui ne s’embarrasse pas de nuances. Sur place, Joe (Mark Stanley) ne voit pas d’un bon œil le retour de sa sœur, venue lui réclamer son droit de succession sur une ferme qu’il exploite : le film ne creuse pas son personnage en profondeur, l’enfermant dans une attitude bourrue et colérique qui risque la caricature. Plus regrettable encore, en schématisant à ce point la relation fraternelle entre la jeune femme consciencieuse et le jeune homme buté, il finit par faire du surplace et se complique la vie en multipliant les pistes narratives pour sortir de l’ornière. Au lieu de tenir le ton modeste de la chronique, la réalisatrice charge la barque du film psychologique : on comprend rapidement que la fuite d’Alice a été imposée par l’attitude prédatrice de son père qui la violait dans la chambre à coucher parentale. Ce lourd trauma, Barnard ne peut le traduire cinématographiquement que par un usage immodéré du flash-back, à travers des éclats d’images-souvenirs qui surgissent et se superposent sur les images du présent des personnages. Procédé racoleur s’il en est – chaque regard de l’actrice vers la porte derrière laquelle se déroulaient les actes donne lieu à l’apparition subreptice d’un fragment du passé, qu’il s’agit de recomposer comme un puzzle pour en saisir le caractère odieux – il pèse des tonnes quand il débouche sur une séquence freudienne risible, immergée dans la rivière du titre.
L’épure visuelle est contredite par l’emphase dramatique qui ne parvient jamais à amalgamer tous les éléments qui la compose. Derrière l’enjeu documentaire sur la déliquescence de ce monde agricole, confrontés aux impératifs de la production de masse, derrière le récit du retour de la fille prodigue, derrière le drame familial et le démantèlement de la statue paternelle, Dark River donne l’impression de faire feu de tout bois mais de ne converger que vers son plus faible dénominateur commun, le portrait de « femme forte ». De lui-même, le film se réduit au volontarisme de Barnard de faire de son héroïne un exemple coûte que coûte, exemplaire dans l’abnégation et le travail, exemplaire dans la tendresse, exemplaire dans la façon dont elle lutte contre sa vulnérabilité et ses démons. Dessiné avec de si gros traits, le portrait perd de son charisme et ne peut porter sur ses seules épaules, l’échafaudage du film. Contrairement au garçon du Géant égoïste, filmé comme un jeune fauve indomptable et insaisissable, le personnage d’Alice est ici donné comme acquis d’emblée, sans ambiguïtés. Et à force de toute afficher, si distinctement, sur l’écran, Dark River devient trop lisible, trop prévisible, comme si la matière réaliste dans laquelle il se déploie n’était qu’un simple ornement décoratif pour camoufler un scénario rigide.