Sebastián Lelio n’a pas attendu d’être auréolé en mars dernier d’un Oscar du meilleur film en langue étrangère pour tourner son premier film en langue anglaise. Produit entre l’Angleterre et les États-Unis, Désobéissance a le mérite de la cohérence dans l’œuvre encore récente du cinéaste chilien : il y poursuit ses portraits de femmes remarquables autant pour la cause qu’elles incarnent (la solitude post-divorce dans Gloria, la transsexualité dans Une femme fantastique) que pour leur abnégation à ne pas se résigner aux injonctions sociales. Cette fois-ci, Ronit (Rachel Weisz), jeune photographe new-yorkaise, retourne à Londres, dans sa famille juive orthodoxe à l’occasion de la mort du Grand Rabbin, son père. Il ne faut pas longtemps pour comprendre que cet exil ne fut pas de bon cœur : si la jeune femme a fui de l’autre côté de l’Atlantique, c’est pour mettre fin à une histoire d’amour secrète avec sa meilleure amie Esti (Rachel McAdams), devenue intenable dans un contexte aussi conservateur et moraliste.
Contradiction intenable
Derrière la trame scénaristique fléchée – le film s’ouvre sur l’ultime prêche du père, frappé d’une crise cardiaque, qui porte sur la notion de liberté individuelle – Désobéissance ne va guère plus en profondeur qu’une parabole, certes louable mais un peu dépassée aujourd’hui, pour la tolérance et la reconnaissance de l’homosexualité. Pire, Lelio semble faire de ce minimum syndical, un objectif audacieux et téméraire. Ainsi, de la même manière qu’il avait tendance à caricaturer l’hostilité les personnages secondaires d’Une femme fantastique pour trop facilement emporter la mise avec son personnage victimisé, le cinéaste chilien exacerbe ici les extrémités contraires de son scénario pour s’adjuger un courage de bon aloi. Le tableau de la communauté juive orthodoxe tient plus du prétexte narratif interchangeable – on aurait très bien pu imaginer le film dans une autre congrégation aux préceptes archaïques – que d’une véritable envie d’immersion dans une culture religieuse. Si l’on repense à la vitalité qui imprégnait les personnages de Brooklyn Yiddish et le réalisme que cela conférait au film, la rigidité académique de Désobéissance parait bien pâle. La photographie a beau se parer de tons jaunes et gris pour se donner de la patine, le film ne peut se prétendre authentique dans ses décors d’intérieurs sobres et sophistiqués ou s’entasse du mobilier flambant neuf. La musique sirupeuse confirme cette opération de lissage : se succèdent une à une les péripéties les plus attendues (retrouvailles, révélation du secret, crise familiale). Dès lors, chaque membre de la famille et chaque séquence semblent n’exister que pour renvoyer les différents aspects d’une culture rétrograde : hommes prédominants, femmes introverties, ségrégation sexuelle dans la synagogue et mariage comme modèle indépassable.
Difficile dans ses conditions aussi déséquilibrées de ne pas être en accord avec les envies d’émancipation de Ronit et d’Esti. Il eût fallu, cependant, que le film soit à la hauteur de cette ambition. Si Désobéissance était déjà plombé par son académisme, une scène tend à le dénuder définitivement et révéler l’artificialité opportuniste qu’il sous-entend : lorsque les deux femmes se retrouvent dans une chambre et peuvent, enfin, libérer leurs désirs l’une envers l’autre, Lelio se pique à l’idée de filmer un ébat sexuel dans toute sa dimension charnelle. Le résultat est accablant : la scène se résume par une série de simagrées chastes dont le point d’orgue érotique – digne d’un roman Harlequin – serait le crachat de Rachel Weisz, la dévergondée, dans la bouche de Rachel MacAdams, l’oie blanche. L’appétence, même modeste, du réalisateur pour les corps et la façon dont ceux-ci doivent être filmés (voir le travail de sculpture de celui, hors-normes, de Daniela Vega, l’actrice transsexuelle d’Une femme fantastique) est annihilé par un impératif consensuel qui gomme toutes les aspérités de la peau, la sensualité des caresses et la volupté des fluides. Il y a une contradiction intenable entre un film qui, d’une part, se fend d’un propos d’affranchissement des normes et des dogmes pour ses personnages mais qui, de l’autre, s’entiche presque fièrement de sa prudence. La mise en scène ronflante de la séquence décrite plus haut, proche d’une esthétique publicitaire, ne laisse peu de doutes sur la manière dont Lelio mesure ici le taux de transgression acceptable à l’écran pour que son film reste convenable moralement. À force de petits arrangements, Désobéissance perd sa crédibilité, laisse pantois devant sa tentative de l’emporter sur tous les tableaux et désespère de voir, même dans un contexte de production majoritaire, un film qui désobéirait, vraiment.