Après un incipit volontairement ambigu sur sa temporalité, où des sortes de moines assassins se battent à coup de pouvoirs magiques dans ce qui ressemble à un temple ancestral, un portail (numérique) finit par s’ouvrir, ramenant les personnages à notre époque. Fin de la bagarre, Stephen Strange, chirurgien de génie, vit à toute allure (enchainement des opérations chirurgicales à succès, phrasé haletant, Lamborghini rugissante dans les rues de New York). Arrogant, insouciant et à tendance asociale (une redondance pour Cumberbatch après Sherlock et Imitation Game), il ressemble beaucoup au Tony Stark de Robert Downey Jr. Le film aussi va à toute allure. Cinq séquences (à peine) plus loin, un accident de voiture aussi stupide qu’évitable lui ôte l’usage de ses mains, et donc son principal atout professionnel. Strange entame alors un voyage pour retrouver ses capacités, à destination d’un lieu exotique et cliché (style Batman Begins ou Elektra). Se met en place le récit initiatique habituel, ponctué de spiritualité et de mystique. Par la magie du montage, nous voilà déjà en Inde.
Passages facilités
À toute allure toujours, le film déballe son prêchi-prêcha métaphysique (l’existence d’un monde des ombres « hors du temps » qui peut à terme menacer le monde terrien, et que l’on peut contenir dans un monde alternatif géré par des magiciens). En un rien de temps, Strange accepte et maitrise son pouvoir, sans avoir éprouvé de réelles difficultés, et le voici déjà en train de tordre l’espace-temps cinématographique. Comme dans Jumper, les personnages traversent les lieux au gré d’un raccord (ou d’un portail, dans le cas de Doctor Strange), ce qui laissait envisager un socle théorique réflexif intéressant. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le second pouvoir de ces super-magiciens est la capacité de retourner les espaces (comme dans Inception de Nolan, dont le film tire beaucoup d’éléments). Pourtant, aucune pause, aucun temps mort, l’utilisation de ces pouvoirs ne sert aux personnages que pour parvenir à leurs fins. De ces continuels portails qui créent des passages, l’idée de précipitation est inévitable.
Ce socle de réflexion n’est jamais véritablement exploité. On pourrait en effet penser que le jeu de passages parvienne à atteindre une dimension benjaminienne, quête nostalgique et allégorique de l’étroit chemin intellectuel vers la mémoire historienne. Pourtant, ces portails ne servent qu’au combat et à la fuite, et non au voyage dans le passé.
Raccourcis
La direction artistique reste tout de même inspirée pour la scénographie des effets spéciaux. Lors de la rencontre entre Strange et l’Ancien, son mentor, ce dernier décrit les enjeux de la maîtrise du temps pour vaincre le mal, à l’aide d’effets surréalistes dignes de Dali (avec couleurs, tourbillons et mise en abîme). Cette séquence, pourtant, par son ballet visuel, balaie la complexité métaphysique, n’aboutissant hélas qu’à plus de confusion.
Il semble alors évident que le film avait autre chose en tête que de proposer des effets spectaculaires, Marvel ayant choisit Strange pour son statut de gourou quasi divin, sans doute pour lui donner un rôle plus pastoral dans les prochaines réunions Avengers (les Avengers protègent le monde terrien, les magiciens le monde spirituel, nous dit l’Ancien). Pourtant, la tentative d’atteindre le mystique échoue, et ce parce que Doctor Strange est un croisement hybride entre sérieux solennel et la tendance de Marvel à la légèreté.
Tiraillé entre plusieurs enjeux
C’est que le studio, pour vaincre le pompeux risible, n’a pas hésité à cautionner le kitsch, l’autodérision et l’auto-référencement (dont le récent Deadpool est l’ultime illustration). Doctor Strange se situe dans un entre-deux, entre mystique et trivial, entre méta et rationalité quasi absurde (voir quand les magiciens, malgré leur pouvoir infini, finissent quand même par se faire opérer dans un hôpital new-yorkais). Ce statut de synthèse se confirme quand on constate que le film est finalement un catalogue Marvel (les décalages entre deux mondes comme dans Thor, la roublardise de Stark, l’humour des Gardiens de la Galaxie, …), et un mash-up de films fantastiques/SF. Une sorte de remise à plat fourre-tout et concentrée, dont la structure est déployée par le montage à un rythme soutenu.
Cet entre-deux et ce jeu de complexité simplifiée font la faiblesse et la force du film. Faiblesse dans ses tentatives de balancer des théories confuses sur le temps, l’infini et l’atome, et force quand les jeux de modification du temps auxquels s’essaye Strange viennent servir le scénario et aider à la résolution d’un conflit. Lors d’une séquence, le personnage principal crée une boucle temporelle infinie, répétition inlassable de la même scène, pour vaincre un ennemi, donnant loisir au film d’employer un procédé cinématographique déjà bien épuisé (d’Un jour sans fin au récent Edge of Tomorrow) à des fins narratives concrètes. On pourrait alors se satisfaire de cela, de ces trouvailles astucieuses. Mais là où les franchises récentes de Marvel assumaient pleinement leur jeu décomplexé de démystification (l’exemple le plus marquant étant Iron Man 3 avec son Mandarin bidon et ses armures-drones qui obéissent par intermittence), Doctor Strange, sous son tourbillon d’effets et ses parures dorées, ne laisse qu’un spectacle plaisant dont on retient avant tout la cérémonialité creuse, alors qu’il aspirait à plus.