Récompensé par trois oscars, dont celui du meilleur acteur pour Gregory Peck, Du silence et des ombres est, avec Un été 42, l’un des films pour lesquels on se souvient le mieux de Robert Mulligan, réalisateur à la filmographie par ailleurs riche et éclectique. Sorti en 1963, Du silence et des ombres fait partie de la série de sept films que le cinéaste a réalisé en collaboration avec Alan Pakula, alors producteur, collaboration qui marqua une période particulièrement faste pour Mulligan. Adaptation du best-seller d’Harper Lee Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur (également titre du film en version originale), premier et dernier opus de la romancière qui obtint au passage le prix Pulitzer, Du silence et des ombres effectue une plongée dans l’Amérique ségrégationniste des années 1930, vue à travers le regard de Scout, garçon manqué un peu surdouée à ses heures. Considéré aux États-Unis comme un film emblématique, Du silence et des ombres reste un peu méconnu en dehors du territoire nord-américain. Sa ressortie en copie neuve donne l’occasion, dans la foulée de la rétrospective que la Cinémathèque Française a consacrée à Robert Mulligan en juin dernier, d’approcher ou de réapprocher par le bon versant l’œuvre d’un cinéaste injustement méconnu.
Du silence et des ombres s’inscrit dans la lignée des films que Robert Mulligan a réalisés sur l’enfance, et pour lesquels il fut souvent comparé à François Truffaut, analogie qui se révèle par ailleurs, à la vision de la filmographie du cinéaste, quelque peu inexacte. Car si chez Mulligan, comme chez Truffaut, l’enfance trouve une représentation particulièrement juste, ciselée, exempte de mièvrerie, et propre à rendre compte de toute la complexité un peu trouble de la psychologie enfantine, le projet du réalisateur américain se démarque nettement en termes de dispositif thématique : dans Du silence et des ombres, comme dans L’Autre, Un été 42, ou encore Un été en Louisiane, l’enfant, sujet d’une mutation essentielle qui l’emmène d’un état d’innocence à une perte de cette innocence, pose un regard vierge et sans complaisance sur le monde, devenant par réfraction le révélateur d’un Mal intrinsèque à celui-ci. Du silence et des ombres brosse ainsi le portrait d’une petite ville d’Alabama (état dans lequel les lois ségrégationnistes n’ont toujours pas été, à ce jour, formellement abrogées), en 1932, secouée par le procès d’un ouvrier noir accusé à tort d’avoir violé une femme blanche. Atticus Finch, un avocat idéaliste, qui élève seul ses deux enfants depuis la mort de sa femme, est commis d’office pour défendre l’accusé. Le procès est vu à travers les yeux de Scout, sa fille de six ans, également narratrice du roman.
Remarquablement vive (Scout précise qu’elle sut lire de manière très précoce), la petite fille devient le terrain idéal pour l’exploration des thématiques mulliganiennes : le passage du fantasme à la réalité, la concrétisation des attentes et des peurs, qui vont de pair avec un arrachement brutal à un état d’innocence nécessairement précaire. Scout est fascinée par une maison soi-disant hantée voisine de la sienne, où habite Boo Radley, un mystérieux marginal un peu simple d’esprit. Avec son frères Jem, ils passent donc leur temps à jouer à cette frontière ténue entre le réel et l’imaginaire, cette frontière où chaque ombre devient le symptôme fuyant d’une menace invisible, dans un monde d’incertitudes qui trouve à s’épanouir au creux de la nuit. Comme dans L’Homme sauvage ou dans L’Autre, Robert Mulligan désigne une menace en creux, invisible et impalpable, particulière à des peurs enfantines qui relèvent d’instincts quasi primitifs. En alternant des scènes de la vie de tous les jours, très classiques esthétiquement, et des scènes de nuit où les ombres grandissantes convoquent le cinéma expressionniste et font appel à toute l’imagerie de la littérature fantastique comme à celle du conte de fée (penser en particulier à la scène de traversée d’une forêt en pleine nuit, qui tourne à une course poursuite avec un mystérieux agresseur), Mulligan joue sur des ambivalences qui par ailleurs travaillent l’ensemble de sa filmographie : le Bien et le Mal, l’ombre et la lumière, l’innocence et la cruauté…
Humaniste par l’ambition affichée de son sujet, souvent perçu comme un vibrant plaidoyer contre le racisme, c’est donc lorsqu’il nous emmène de l’autre côté du décor, du côté des premiers frémissements d’une peur viscérale, que le film prend toute son ampleur. Car si certaines séquences présentent des longueurs (la séquence du procès notamment), et si le traitement peut sembler, par instants, un peu convenu (malgré la très belle interprétation de Gregory Peck), l’auscultation de jeux d’enfants pas si innocents que cela augmentent le récit d’un double-fond qui ne manque pas d’intérêt, dans un mouvement qui trouvera un aboutissement horrifique presque dix ans plus tard avec L’Autre. Donnant à voir des enfants qui s’amusent à se faire peur, dans une campagne du Sud des États-Unis dont il a fait son terrain de jeu de prédilection, Mulligan offre un miroir au spectateur qui, dans la salle obscure, cherche à son tour d’excitants frissons. Et du même coup, il laisse deviner comment cette recherche instinctive d’épouvantails imaginaires peut amener des groupes entiers à se livrer à des chasses aux sorcières contre leurs ennemis présumés, ou à se passionner pour les péripéties de terrifiants procès.