Série B, érigé au rang de film culte, Electra Glide in Blue (du nom des motos Electra Glide de la police routière américaine) est un pur objet de curiosité : seul et unique film d’un producteur de musique, James William Guercio, réalisé pour un petit million de dollars en 1973, cet oiseau rare et hybride s’est fait un nom en se plaçant à contre-courant et en se présentant comme l’antithèse d’un monument signé Dennis Hooper, Easy Rider. En Arizona, loin des routes parfois trop balisées, ce sont peut-être les chemins de traverse qui restent les plus innovants.
On pourrait presque croire à un plan « à la manière de » John Ford. Des rocs découpés de Monument Valley en cinémascope sous le ciel azuré. Mais, les chevaux sont ici des Electra Glide, des grosses cylindrées à la carcasse étincelante sous le soleil brûlant, chevauchées par ces flics motards qui sillonnent les plaines de l’Arizona, et font régner l’ordre… en mettant des PV. Ce pourrait être un plan à la John Ford sauf que… le héros mesure un mètre soixante-cinq… Et qu’il drague des filles plus grandes que lui en se comparant à l’acteur Alan Ladd (très petit) dont on plaçait les partenaires de jeu dans des tranchées pour les mettre à la bonne taille, lors des scènes de baiser. Idéaliste et naïf, il a des rêves de grandeur. À l’image de ces paysages traversés. John Wintergreen est un ancien marine du Vietnam, reconverti en petit flicard de la route (comme un retour à l’ordre après les bouleversements de la guerre) qui, entre deux PV, rêve de troquer son Electra Glide pour un stetson et une quatre-roues : il souhaite devenir inspecteur chargé des affaires criminelles. Son rêve se concrétise lorsque l’inspecteur Harve Poole l’engage comme chauffeur et lui propose d’enquêter sur une histoire de meurtre.
Un seul plan suffit à comprendre la démarche ici à l’œuvre : celui qui clôt la scène d’ouverture, sidérante, et ouvre la séquence suivante où défile le générique de début. Dans ce plan séquence d’ouverture assez long, alors que l’aube se lève sur Monument Valley, le grain brut et brillant de l’asphalte fait une apparition tandis qu’au loin se dressent comme une toile peinte de studio, les rochers et les plaines encore baignés de nuit de l’Arizona. Dans ce même cadre, entre le bitume et les rocs, on aperçoit le tracé blanc de la route qui paraît relier les deux. Cette séquence offre la représentation d’un destin individuel, celui du héros un peu anti-héros sur les bords, où l’on voit pointer au bout de la route quelque chose qui touche à la solitude. C’est aussi, en un seul espace, la superposition de deux époques : celle d’une modernité déjà fanée, (la fin des années 1960) que symbolisent ce bitume brillant que l’on scrute, et les road-movies (dont le mythique succès d’Easy Rider) ; et celle d’un cinéma classique vénéré par le cinéaste, représentée par les westerns des années cinquante et leurs grandes mythologies américaines maintes fois déclinées sur la toile (le destin, la loi, l’individu vs le collectif). Entre les deux, le tracé blanc d’une route, celle que Guercio a tentée avec son Electra Glide in Blue.
Étrange œuvre hybride, Electra Glide est un puzzle composite et impur avec des personnages débarrassés de toute graisse psychologique, un film au (long) cours duquel le chemin du western croise celui du film d’aventure, et le polar celui du road-movie entrecoupé de séquences musicales hallucinantes proches par instants d’un traitement documentaire. Ces moments musicaux (la scène de concert) semblent nous porter en dehors de la fiction du film, de l’espace et du temps du récit. James William Guercio signe un seul et unique film low budget, pourtant devenu culte, qui alterne des moments de grâce et de véritables scènes de pastiche, et qui a, de manière surprenante, finalement assez peu vieilli. Cette jeunesse retrouvée est sans doute due à ses constantes ruptures de ton. L’hommage sérieux rendu aux cinématographies classiques américaines est à chaque coin de scène désamorcé par un gag visuel, par une réplique mordante. Sans doute manque t‑il au film le souffle et le souffre des très grands films. Mais Electra Glide in Blue vaut pour ce qu’il est, un objet rare et curieux, dont la somptueuse photographie et l’ironie offrent un portrait à contre-courant d’une Amérique déjà trop immortalisée. Ici, se révèle une Amérique au second degré, noire et féroce, mais aussi bordée de spleen. Jusqu’à la scène finale, d’une brutalité drôle et nihiliste, qui dans sa violence inattendue et sèche, semble refuser tout contrepoint pathétique.