Depuis la découverte, en 1997, de Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon, les méthodes cinématographiques employées par Avi Mograbi ont beaucoup été discutées. Les reproches se focalisèrent majoritairement sur sa façon de se mettre en scène : dans ces petites fictions adressées à la caméra, ou dans sa manière d’apostropher violemment des soldats israéliens (Pour un seul de mes deux yeux, 2005). Formes perçues comme une sorte de prise d’otage du spectateur, sommé manu militari d’adhérer au propos du cinéaste, là où d’autres y voyaient l’expression nécessaire d’un engagement de combat contre la politique de colonisation de l’État hébreu. Mais depuis 2008 et Z32, où le cinéaste accueillit en son film le témoignage d’un soldat du Tsahal (Armée de défense d’Israël), un virage s’est opéré dans la filmographie de Mograbi, révélant ce qui précédemment gênait aux entournures. Plus que les méthodes utilisées – qui n’étaient finalement que les symptômes de son approche problématique – c’était surtout l’idée que le documentariste réalisait des films « contre », qui pouvaient parfois prendre les atours du tract militant, le nez collé au guidon de la révolte.
Depuis Z32, Mograbi fait donc des films « avec », où la diégèse se construit sur la base d’un partenariat (Dans un jardin je suis entré, 2012), sans perdre de sa dimension critique. À l’origine d’Entre les frontières se trouve la création d’un atelier théâtral par le metteur en scène Chen Alon, mené avec des demandeurs d’asile érythréens et soudanais, que l’État d’Israël retient dans le camp de Holot, en plein désert du Néguev. Le film propose alors de suivre les différentes étapes de cet atelier, inspiré du « Théâtre de l’opprimé », qui permet aux demandeurs d’asile de (re)formuler, sur l’espace scénique, leurs situations présentes et passées.
Liberté de circulations
Ce principe de partenariat met ici en jeu la propagation nécessaire des énergies pour que le film et l’atelier aient lieu – libérant ainsi celles liées à l’interdiction de circuler des réfugiés détenus par Israël. C’est ainsi que certains exercices théâtraux voient la participation de Mograbi (en preneur de son), de Chen Alon et de la caméra (tenue par Philippe Bellaïche), brouillant la distinction entre meneurs de l’atelier et participants, afin de tenter de remettre tout le monde sur un pied d’égalité. La démarche est poussée progressivement plus loin, avec la participation de citoyens israéliens et la création de saynètes où ils incarnent, sur une frontière imaginaire, le rôle de soldats, pendant que les réfugiés « jouent » aux demandeurs d’asile. Il est alors assez frappant de constater la façon dont ces citoyens ont pu intégrer les gestes et attitudes de soldats dans ce type de situation, dévoilant à quel point l’organisation militaire est ontologiquement présente dans le corps social israélien.
La dimension de jeu inhérente à l’atelier revêt une importance capitale, car c’est précisément ce qui provoque la rencontre. C’est elle qui permet à un Soudanais d’incarner un soldat israélien ou un activiste pro-demandeurs d’asile, à un citoyen de l’État hébreu de se mettre dans la peau d’un réfugié, ou à un Érythréen de figurer la représentation d’une institution comme l’ONU. Encore une histoire de circulation, mais des affects cette fois-ci, qui permet de se parler à travers les barrières, à l’image de cette séquence à proximité du camp, où Mograbi tente de s’adresser à des demandeurs d’asile retenus dans le centre de détention de Saharonim.
Angle mort
Car l’intérêt du film réside également dans la mise en image de la difficulté de la rencontre. Elle se joue bien évidemment entre réfugiés et autorités, où quelques saynètes de l’atelier viennent représenter, non sans humour, la capacité des demandeurs d’asile à croquer l’absurdité du refus qu’on leur oppose systématiquement. Mais elle se déploie aussi, de manière plus fertile, dans les complications rencontrées pour constituer un noyau dur de participants à l’atelier, dont les visages circulent à travers le film sans que l’on soit certain de les rencontrer à nouveau. Apparaît alors entre les lignes une certaine impossibilité d’intégration qui dépasse le cadre strict de l’atelier, et renvoie à l’isolationnisme prôné par le gouvernement israélien.
Car la fiction, même si elle possède une fonction de partage et de rassemblement des énergies, ne peut pas servir à masquer des réalités différentes. Mograbi n’occulte pas le décalage existant entre sa situation et celle des demandeurs d’asile (comme il le dit lui-même, le soir, il peut « rentrer chez lui »), et jouer le personnage de l’autre sur une scène n’a pas pour autant valeur d’inversion effective des rôles. Il reste une part d’inconciliable, il reste toujours un angle mort dans la perspective de l’autre qui nous est inaccessible. C’est tout le sens de cette scène où l’annonce de la fermeture prochaine du centre de détention de Saharonim provoque la joie de Mograbi et Chen Alon, quand elle ne soulève guère l’enthousiasme des réfugiés. Car c’est effectivement un grand pas pour un État de droit, mais cela ne change pas concrètement grand-chose à l’impasse dans laquelle se trouvent Érythréens et Soudanais. Et c’est finalement toute la subtilité d’Entre les frontières, de ne pas présenter cet atelier et les événements qui s’y produisent comme un inconditionnel bain de joie égalitaire et créatif.