Lors d’une conférence donnée dans le hall de la New York Public Library située sur la 5ème avenue, l’intervenant, éminent défenseur de la théorie de l’évolution, prononce les mots suivants : « J’énonce des faits ». Dans cette séquence d’introduction, cette phrase simple, presque anodine, pourrait revêtir les atours de programme du film, et même peut-être s’étendre à une grande partie de la filmographie de Frederick Wiseman. Car l’on a coutume de dire que chez Wiseman, on vient « faire le tour du propriétaire » d’un lieu donné, dont la durée des films permettrait d’épuiser tout le potentiel ; comme si en sortant de la projection, chaque spectateur serait capable, factuellement, de restituer le fonctionnement d’une institution comme l’Opéra de Paris ou l’Université de Berkeley. Ce serait pourtant réduire les films à un aspect utilitaire, et surtout oublier la façon dont Wiseman reformule, à travers une longue étape de montage, toute la matière accumulée pendant le tournage, qui n’a aucune prétention à l’exhaustivité.
Les coins et recoins de la bibliothèque
Le lieu choisi pour ce nouveau film – la New York Public Library et ses 92 sites disséminés dans Manhattan, le Bronx et Staten Island – vient bien mettre en exergue le travail du montage comme reformulation, qui propose une variété de séquences très généreuse : ici une conférence, là un récital donné dans un auditorium, des réunions administratives de l’équipe dirigeante de la bibliothèque, un salon de l’emploi, des cours donnés aux enfants, la présentation d’une banque d’archives de l’image, le fonctionnement du centre de tri des documents… Comme d’habitude, le documentaire wisemanien fourmille de coins et de recoins, mais qui viennent ici dessiner progressivement un mouvement (on serait presque tenté de dire une « intrigue »), sur l’entrée de la bibliothèque dans la modernité. Il n’est pas anodin de constater que le fil rouge thématique du film est incarné par le souci de l’accès à Internet, au sein des structures mêmes de la New York Public Library, mais également grâce à des prêts de modems pour les usagers, érigeant avec une pointe de malice la toile comme possible futur substitut à la bibliothèque.
Car la survie de la structure est un sujet de préoccupation, à travers notamment le jeu d’équilibriste que doit exécuter l’équipe dirigeante sur la question du budget. La New York Public Library est financée grâce à un partenariat public-privé, où il faut faire montre d’un vrai talent de diplomate afin d’inciter la mairie comme les investisseurs privés à maintenir ou augmenter leur niveau de subvention, tout en proposant toujours des projets innovants qui attirent de nouveaux potentiels donateurs. Le labyrinthe des rayonnages de la bibliothèque se transforme ici en véritable jungle du financement, dont les enjeux, notamment en matière d’éducation, revêtent un caractère primordial. Il s’agit ici de combler le déficit d’investissement dans les écoles new-yorkaises tout en travaillant à la conservation de la diversité du public des différentes annexes de la New York Public Library.
Créer des passerelles
Cette question du maintien de la diversité et du fonctionnement de la mixité est un des grands thèmes wisemanien des années 2010 (souvenez-vous des populations diverses qui fréquentent le club de Richard Lord dans Boxing Gym, du problème de la conservation des bourses pour les étudiants issus de milieux défavorisés dans At Berkeley, ou encore de la sauvegarde des petits commerces au sein des communautés multiples qui font quartier dans In Jackson Heights). Elle se manifeste ici de manière très aiguë au sein d’une structure comme celle de la bibliothèque, qui est un espace public de cohabitation entre des populations très variées. La question s’étend même, lors d’une réunion, à la façon dont aborder le problème des sans domicile fixe qui profitent de la bibliothèque comme abri durant les heures d’ouverture. Au même titre qu’Internet est une toile qui permet la connexion au monde et entre les gens, la bibliothèque est un espace qui créée des liens entre populations, avec un lieu, avec un passé. Les nombreuses conférences intégrées au montage du film en font un lieu où la prise de parole n’est plus limitée au chuchotement, mais motivée à voix haute, dans l’idée d’un espace de partage et d’échanges.
Lors de ces conférences, Wiseman ne s’attarde pas tant sur celui qui parle que sur toutes les présences réunies pour l’écouter. Filmer l’écoute et le regard, c’était déjà un des axes centraux de National Gallery (2014), qui instaurait un face-à-face entre les peintures, les guides, et les spectateurs du musée, en un ballet de multiples visages. Le procédé est ici reproduit, et vient bien évidemment documenter la diversité des publics qui fréquentent la New York Public Library. Mais il renvoie également à nous, spectateurs du film, réunis dans une salle de cinéma pour aller à la découverte d’un réel auquel nous voulons bien prêter regard et écoute. Et instaure par là même une proximité, une familiarité avec ces visages qui défilent sur la toile du grand écran, une communauté de partage d’expérience. Chercher ce qui lie des êtres si différents, à l’image de cette dernière conférence donnée sur les ponts, et faire du film une passerelle entre eux, voilà le véritable et beau programme du cinéma de Frederick Wiseman.