Bijou de la comédie américaine macabre d’une époque où celle-ci a livré des pièces comme Beetlejuice (Tim Burton) ou La mort vous va si bien (Robert Zemeckis), La Famille Addams doit sans doute un peu de son existence au succès alors établi du réalisateur du premier, qui a popularisé ce sous-genre. Burton s’était d’ailleurs vu proposer la réalisation de cette adaptation de la célèbre série télévisée (elle-même basée sur des personnages de dessins de presse humoristiques de Charles… Addams) ; il aurait ainsi retrouvé des collaborateurs, les scénaristes Caroline Thompson (Edward aux mains d’argent, d’autres par la suite) et Larry Wilson (Beetlejuice). Mais le poste échut finalement à Barry Sonnenfeld, dont ce fut la première réalisation après une estimable carrière de chef-opérateur (notamment sur les premiers films des frères Coen), et qui, ironie du sort, fut par la suite souvent comparé, plutôt défavorablement, à Burton, en raison de la proximité des styles visuels et des thèmes de prédilection. Pourtant, à revoir La Famille Addams (et sa suite par le même cinéaste qui en maintient glorieusement le cap, Les Valeurs de la famille Addams), il est évident que celui-ci est loin d’avoir perdu au change.
Contrairement à Burton, l’humour de Sonnenfeld ne se déploie pas dans un univers où les éléments décoratifs inciteraient à identifier un auteur. Qu’il s’attarde sur cette déclinaison joyeusement décadente de la famille américaine, sur des chasseurs d’extraterrestres (la trilogie Men in Black), des détectives de western steampunk (Wild Wild West) ou des postulats plus humbles (Camping-Car), ce réalisateur travaille toujours à l’intérieur des matériaux qu’on lui offre, quitte à en élargir violemment les coutures, mais sans jamais tirer la couverture à lui-même. Ce qui fait de la plupart de ses films une lutte rigoureusement interne contre le ronronnement des conventions hollywoodiennes, où il s’agit moins d’imprimer une marque personnelle que d’offrir au public une échappée jubilatoire. De par ce refus de l’auteurisme, les produits de telles luttes ne sont pas toujours pleinement satisfaisants (voir le récent et décevant Ma vie de chat), mais attirent la sympathie par leur indéniable générosité. Petit détail pas si anodin de La Famille Addams : Sonnenfeld s’offre une apparition hitchcockienne en malheureux passager d’un… train électrique sous les yeux cruels du chef de famille Gomez Addams qui le manipule et qui s’apprête à l’envoyer impitoyablement dans le décor (le point de vue de la caméra alternant entre l’échelle humaine et celle du jouet). Mieux qu’un effet de signature : une manière de se signaler comme totalement déférent envers « ses » créatures. Ainsi ses trouvailles formelles dans ce film se mettent-elles au service d’une interprétation cartoonesque des péripéties de la famille (comme si les dessins originels de Charles Addams avaient été intégrés à Looney Tunes), au diapason de ce qu’inspirent les déplacements incessants de « la Chose », cette main coupée animée qui fait office d’animal de compagnie.
Un état d’esprit
De même, le réalisateur fait totalement sien et sans jamais faire la fine bouche l’humour particulier des Addams, contre-pied permanent à la vision consensuelle de la famille WASP : célébration du gore, expériences létales répétées de la petite Wednesday sur son frère cadet, allusions sexuelles sado-maso, confrontations à la mort avec des trémolos ressemblant à une extase, inadéquation profonde avec les mœurs de la société… Là encore, on peut relever dans la satire sociale une différence avec celle pratiquée par l’encombrant Burton. Celui-ci, pour stigmatiser une catégorie sociale, a besoin d’un panel représentatif qu’il pourra cibler à loisir, dans le vase clos de son cinéma (les importuns de Beetlejuice, les banlieusards d’Edward aux mains d’argent, les mioches insupportables de Charlie et la chocolaterie, etc.). Les incartades des Addams et de Sonnenfeld, elles, n’ont pas besoin de cible : elles éclaboussent partout, en ligne droite jusque dans notre actualité, vannant ici le président des États-Unis, là l’héritage puritain de la nation, là la religion (titre d’un des jeux sadiques de Wednesday : « Dieu existe-t-il ?»), et d’une manière générale toute notre conception normalisée de l’harmonie au foyer.
C’est que, du haut de l’offense qu’est leur existence même au bon goût institutionnel, les Addams ne demandent pas qu’on dicte quelque sympathie envers eux pour apparaître comme d’aimables rebelles à l’ordre établi : ils assument nonchalamment leur propre norme, la jouissance du cinéaste et du spectateur devant le caractère forain et irrévérencieux de leurs horreurs fait le reste. Et le pire pour eux ne serait pas d’être vaincus par ceux qui ne partagent pas leurs goûts, mais bien de devoir abandonner leur singularité pour adopter les goûts du commun — à voir comment, après leur expulsion temporaire de leur manoir, Gomez perd sa superbe durant deux scènes, transformé alors en Américain moyen avachi devant la télé dans un motel. On notera que la contamination peut marcher dans l’autre sens, si l’on en juge par ce qui arrive au couple mal assorti pénétrant dans la propriété familiale au début du film : à la fin, alors que le mari, complice des spoliateurs, finit dans un tombeau, son épouse a déjà retrouvé l’amour auprès d’un cousin monstrueux des Addams. On pouvait s’en douter, dans cette famille américaine de freaks affichant des étrangetés physiques diverses, adeptes des danses cosaques depuis des siècles, célébrant les sorcières brûlées comme des martyres et dont le chef de famille porte pour prénom un patronyme hispanique : dans le mauvais esprit qu’ils promeuvent joyeusement se cache un bon, celui de l’ouverture.