Qui connaît un peu la filmographie d’Arnaud Desplechin se doutera que Les Fantômes d’Ismaël n’est pas que le mélo aux accents bergmaniens que l’habile campagne promotionnelle du film souhaite tant vendre. Chez Desplechin, une piste narrative peut en cacher mille autres, et les effets de chausse-trappes, de miroirs déformants et de poupées gigognes sont autant de tours de passe-passe que ce grand enchanteur distille avec un savant mélange d’humour et d’âpreté. Le cinéma de Desplechin est résolument unique et irréductible aux nombreux qualificatifs que l’on serait tenté de lui assigner, et Les Fantômes d’Ismaël ne déroge pas à la règle. S’y mêlent tout à la fois la fiction pure et les accents autobiographiques, la filiation avec la propre filmographie du cinéaste et les hommages à ses maîtres (Bergman, Hitchcock), et cette manière si singulière de représenter l’intime, à la fois rêche et lyrique, et de réunir dans le même mouvement le tragique et l’absurde, la comédie et le drame.
La femme au tableau
Les Fantômes d’Ismaël semble faire la synthèse de tout ce qui a constitué le cinéma de Desplechin jusqu’à présent mais, cette fois, la greffe ne prend pas. Car il y a bel et bien deux films en un, résolument distincts ; la perméabilité des univers, des genres, l’extraordinaire cohérence des différentes strates qui composaient des œuvres comme Rois et Reine, Un conte de Noël ou Trois souvenirs de ma jeunesse font étrangement défaut ici. Les Fantômes d’Ismaël s’ouvre sur le film dans le film – il faut un peu de temps pour le comprendre – que tourne Ismaël (Amalric), cinéaste. La fiction narre les aventures de Paul Dédalus, personnage récurrent des films de Desplechin, où il aura endossé plusieurs personnalités : dans le film que tourne Ismaël, Dédalus est diplomate, ou bien espion, ou bien les deux, et il est incarné par Louis Garrel. Le personnage est un double fictionnel du frère d’Ismaël, Ivan, que l’on ne verra jamais. Ismaël est une sympathique et chaleureuse incarnation de l’artiste tourmenté, mais qui à la moitié de sa vie semble avoir fait la paix avec ses démons. Il vit heureux avec Sylvia (Charlotte Gainsbourg), une astrophysicienne dont il est éperdument amoureux. Le couple se réfugie régulièrement dans une splendide maison en bord de mer. Dans cet endroit idyllique, surgit d’outre-tombe, comme par magie, celle que tout le monde croyait morte : Carlotta (Marion Cotillard), la première épouse d’Ismaël, disparue comme par enchantement plus de vingt ans auparavant, et bien déterminée à retrouver sa vie d’avant, mari inclus.
Carlotta, comme la morte de Sueurs froides d’Hitchcock, dont le portrait peint fascine le personnage incarné par Kim Novak ; Carlotta / Marion a ici aussi droit à sa peinture, qui est le seul souvenir qu’Ismaël a conservé d’elle. L’hommage s’arrête là, car si dans le chef d’œuvre d’Hitchcock Carlotta est morte de chagrin, abandonnée par son amant, la Carlotta de Desplechin est plutôt celle qui a semé le désespoir autour d’elle, surtout celui d’Ismaël et celui de son père, lui aussi cinéaste. Le triangle amoureux offre au film ses plus belles scènes, de la rencontre en flash-back entre Sylvia et un Ismaël clochardisant à qui la jeune femme redonne littéralement une raison de vivre, aux scènes proprement surréalistes entre Carlotta et Sylvia, entre curiosité malsaine et jeu de pouvoir. Si l’on ne s’étonne guère de trouver Amalric parfait dans cet univers qu’il connaît comme sa poche, on ne peut que s’émerveiller devant Charlotte Gainsbourg, que l’on n’avait jamais vue aussi vibrante, aussi incarnée – elle à qui on fait souvent jouer des personnages dont la sensibilité est à fleur de peau, un peu éthérée. Face à elle, dans le rôle de Carlotta, Marion Cotillard est une stupéfiante idée de casting. Sans jamais se défaire de son sourire si caractéristique, toujours aussi indéfinissable, l’actrice incarne un personnage à la fois réellement terrifiant et bouleversant, un être à la limite du surnaturel qui échappe constamment à toute caractérisation, toute définition hâtive – un fantôme qui vient réclamer son dû, un monstre d’égoïsme et d’ingratitude qu’il est pourtant impossible de condamner. C’est à la fois le miracle de l’écriture, de la mise en scène de Desplechin et de l’engagement absolu de l’actrice, qui trouve là l’un de ses plus beaux rôles.
Gouffres théoriques
Porté par la photo splendide d’Irina Lubtchansky, Les Fantômes d’Ismaël tutoie des sommets d’intensité que seules les digressions du film dans le film viennent faire retomber. Le goût de Desplechin pour les jeux de piste méta et les effets de miroir trouve sans doute pour le cinéaste une forme d’accomplissement dans cette fausse fiction qui est, pour le personnage d’Ismaël, autant une obsession qu’une intense source de frustration. Mais elles empêchent plus le film qu’elles ne l’enrichissent, le plombent inévitablement par un montage fastidieux et le font dévier de son incroyable puissance émotionnelle en le tirant vers un curieux mélange de comique et de théorique, qui ne prend jamais vraiment. Le film est ainsi fait de curieux soubresauts, tel un chef d’œuvre qui se dérobe à lui-même, comme effrayé par sa propre virtuosité, et qui détournerait nos regards fascinés par la monstruosité de ce combat d’amour et de mort vers une digression anecdotique et futile, maquillée en trompe‑l’œil singeant l’artiste en proie aux affres de la création. La dernière scène, désarmante de pureté, vient pourtant nous rappeler que Desplechin n’est jamais meilleur que quand il est au plus près de la vérité, sans théoriser la fiction.