Si Les Figures de l’ombre et ses allures de divertissement rutilant rappellent le triste souvenir de La Couleur des sentiments, gros succès récent sur un thème similaire (l’Amérique ségrégationniste des années soixante), il en est en réalité l’exact contrepoint. Là où le mélo de Tate Taylor flattait la bonne conscience de l’Amérique blanche sous couvert de dénoncer son racisme, tout en prenant soin d’occulter toute prise de position polémique, le film de Theodore Melfi (réalisateur masculin et blanc, comme Tate Taylor, mais dont le regard sur ses personnages diffère radicalement) opte pour la comédie pure. Le résultat est désarmant de spontanéité et de fraîcheur : autant pamphlet féministe que tentative de réhabilitation d’une communauté noire largement ignorée des livres d’histoire malgré sa contribution essentielle à la conquête spatiale, Les Figures de l’ombre prend son sujet à bras le corps, avec panache.
Politique de l’entertainment
L’histoire est édifiante à plus d’un titre. Alors qu’elle est à la traîne derrière les Russes, la NASA tente par tous les moyens de rattraper son retard et d’envoyer l’astronaute John Glenn dans l’espace. Pour y parvenir, elle fait notamment appel à une équipe de mathématiciennes afro-américaines chevronnées. Trois d’entre elles marqueront considérablement l’histoire de la NASA et sa réussite dans la mise en orbite de John Glenn, tant pour leurs compétences que pour leur capacité à avoir fait bouger les lignes. Les obstacles sont nombreux : la Virginie (où la NASA a ses bureaux) applique à fond les lois ségrégationnistes en vigueur, et les trois femmes doivent également lutter contre les préjugés sexistes qui ne voient en elles que de simples exécutantes. Le film s’attache à montrer les nombreux murs qui se dressent devant nos trois héroïnes, mais la démonstration pédagogique a ses limites (cinématographiques) et Theodore Melfi, un peu roublard, sait comment utiliser toutes les méthodes de l’entertainment à son profit. L’entreprise pourrait glisser rapidement dans la machinerie aussi huilée que vaine, mais le soin apporté aux dialogues, la précision du montage donnent au film un rythme ultra-cadencé, d’une efficacité redoutable.
Surtout, la grande réussite des Figures de l’ombre tient à sa volonté de faire de ces femmes, au-delà des porte-drapeaux iconiques que le rouleau-compresseur hollywoodien sait créer mieux que quiconque, des personnages existant par et pour eux-mêmes. Chacune a sa propre histoire, ses propres qualités et défauts, sa vie personnelle et ses ambitions. Autour d’elles, les personnages incarnés par Kevin Costner ou Kirsten Dunst incarnent une Amérique blanche ni pour ni contre l’abrogation de la ségrégation… bien au contraire. L’ambiguïté qui les caractérise sert les enjeux dramatiques du film : ni bons ni mauvais, leurs personnages agissent moins par conviction que par intérêt, et leur prise de conscience progressive ne les dédouane pas de l’absurdité de leur acquiescement silencieux au système ségrégationniste. Quand le personnage incarné par Costner détruit un écriteau « Toilettes pour personnes de couleurs », ce n’est pas un acte politique mais une manœuvre visant à améliorer l’efficacité de la meilleure recrue de son équipe, contrainte de s’absenter une demi-heure pour aller aux toilettes qui lui sont réservées dans un autre bâtiment. De la même façon, la rudesse du personnage de Kirsten Dunst repose moins sur un positionnement raciste que sur un jugement de classe mâtiné de compétitivité féminine. Le film entier repose ainsi sur ce décalage permanent, y compris dans la plupart des enjeux qui jalonnent le parcours des trois héroïnes. C’est dans cette façon de contourner les attentes, de se jouer des stéréotypes (sans pour autant nier le racisme assumé de certains autres personnages) que le film trouve sa voie.
L’amour des actrices
Derrière ces qualités indéniables, Les Figures de l’ombre n’est pas non plus un film exempt de cafouillages et petites maladresses : les histoires personnelles des héroïnes relèvent du romantisme de gare, quand elles ne sont pas purement décoratives, et à vouloir mêler ses petites histoires à la grande, Theodore Melfi finit inévitablement par sacrifier toutes ses intrigues « secondaires » au profit d’une seule : la réussite de la mise sur orbite de John Glenn. La personnalité des trois actrices finit néanmoins par emporter le morceau : Octavia Spencer, enfin en tête d’affiche après des années de seconds rôles, et Janelle Monáe, prodige du RnB vue également cette année dans Moonlight, dévorent chacune de leurs scènes avec un appétit communicatif, mais c’est surtout Taraji P. Henson qui confirme, après son hold-up spectaculaire sur la série Empire, qu’elle n’est pas l’actrice d’un seul rôle. Aux antipodes de la verve camp de Cookie Lyon, son personnage dans la série, elle parvient ici à donner corps aux multiples contradictions de son héroïne, ses doutes et son assurance, sa maladresse et sa rigueur.