Les jeux du cirque restent une valeur sûre. Sous une forme tous-publics ou guerrière, le spectacle de combattants s’écharpant jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un a toujours été très prisé et bien efficace pour titiller le petit sauvage buveur de sang qui sommeille en nous — même si la qualité de la mise en scène peut affecter ce plaisir. Même sans pratiquer les jeux vidéo en mode deathmatch, en être spectateur a quelque chose de grisant. Et bien sûr, quelques applications de ce principe addictif ont été distribuées au cinéma, pour la plupart au rayon « exploitation » (le genre de Course à la mort). C’est au tour de Ben Wheatley de déposer son offrande au genre, typée elle « série B de luxe », avec Martin Scorsese pour producteur exécutif et des acteurs bien cotés pour venir se rouler dans la poussière de l’arène. Les règles sont aussi simples que dans l’Antiquité : dans un hangar désaffecté de Boston, un deal d’armes tourne mal, et acheteurs et vendeurs se terrent comme ils peuvent dans cet espace fermé pour se canarder mutuellement jusqu’à la dernière minute et le dernier debout. Comme les gladiateurs, les personnages sont pour la plupart typés à souhait, entre les Irlandais au sang chaud, les trafiquants d’armes qui tiennent à leur costume et à leur classe, la blonde farouche qui ne lâche pas son sac à main… De temps à autre, pour relancer le jeu, de nouveaux personnages-surprise surgissent dans l’arène, de nouveaux moyens de destruction s’offrent aux « joueurs ». En bref, le seul ingrédient démarquant Free Fire d’une reconstruction de partie de jeu de tir multijoueur, ce sont les entractes aménagés pour aérer le spectacle, occasions d’effeuiller un peu plus le scénario-prétexte sans grand intérêt qui motive le carnage (tel un Reservoir Dogs du pauvre), mais surtout occasions pour les comédiens de tenter de faire valoir leurs personnages au-dessus des pétarades, dans des registres d’acting allant du professionnalisme un peu fade (le stade Cillian Murphy) au cabotinage à outrance (le stade Sharlto Copley).
Les lois de la dispersion
C’est dans ces intermèdes que Ben Wheatley, comme souvent (Kill List, High-Rise), gâche un peu la fête avec son surmoi de bricoleur filmique autosatisfait, en créant ces moments creux qu’il croit combler en y brassant l’air, en agitant ses marionnettes comme s’il les destinait à quelque chose de moins primaire que la destruction mutuelle, en s’abritant derrière quelques maniérismes trop familiers (comme l’usage du contrepoint musical pour napper la violence à son acmé). C’est d’autant plus regrettable que pour ce qui est de la mise en scène pure de son jeu de tir, le réalisateur montre quelques idées d’une inspiration sympathique. Le choix et l’usage du décor, en particulier, s’avèrent plus ingénieux qu’il n’y paraît. Le manque de cloisons à l’intérieur du hangar oblige les combattants à ramper derrière le moindre bloc de béton pour se couvrir — et les zones dotées de murs, rares et recherchées, s’avèrent ironiquement des pièges. Le béton même est un piège, en tout cas hypothétique, le film ne se privant pas (dès avant l’affrontement, quand un personnage teste un fusil d’assaut en tâchant d’intimider son interlocuteur) de montrer les impacts de balles dans la matière, et la dispersion de poussière et de débris qui s’ajoutent au nombre des projectiles, mais à la trajectoire chaotique. Le terrain est d’autant plus miné que les personnages, pas vraiment des foudres de guerre avec leurs jouets (à rebours, sur ce point, des clichés du cinéma d’action), tirent souvent dans le décor — ce qui ne les empêche pas de se prendre quelques balles qui, à défaut de les tuer (tels des personnages de jeux vidéo, ils montrent une résistance peu commune), les handicapent un peu.
En somme, plutôt que les lignes droites des coups de feu, ce sont l’éclatement et les déviations qui prédominent, donnant le sentiment que les agités de la gâchette mettent autant leurs vies et celles de leurs camarades en péril que celles de leurs cibles, et figurant efficacement le chaos général — au point qu’on est enclin à excuser ainsi le caractère brouillon du filmage de l’action. C’est un autre trait familier chez le cinéaste Wheatley : cette appétence poussivement concrétisée pour le chaos, trouvant ici une matière idéale pour rendre son plaisir au moins un peu communicatif, mais laissant néanmoins penser à ce qu’un tel postulat aurait pu donner entre des mains plus maîtresses en ce domaine, comme, par exemple, celles de Tsui Hark. À défaut d’affirmer une hypothétique personnalité d’auteur sur ce terrain (et le fait de s’être frotté à J.G. Ballard dans son précédent film n’y change rien), Wheatley montre au moins une certaine inspiration d’entertainer.