Après Juste une fois !, le nouveau film de Bobcat Goldthwait, God Bless America, qui sort en salles cette semaine, divise notre rédaction. Retrouvez les avis très contrastés de nos deux rédacteurs dans l’article qui suit, scindé en un « Pour » et un « Contre ».
[POUR] Point limite dépassé (par Vincent Avenel)
Réalisateur œuvrant principalement à la télévision, Bobcat Goldthwait a laissé un souvenir des plus périssables avec Juste une fois ! (2006), un pitch à la John Waters raté car pas assumé du tout. C’est donc avec circonspection qu’on verra approcher ce God Bless America à l’idée de base pourtant réjouissante – mais, est-ce le temps qui a passé ? L’expérience acquise auprès des trublions télévisuels tels que Jimmy Kimmel ? Toujours est-il qu’à l’instar d’un World’s Greatest Dad resté inédit en France, God Bless America trouve le ton juste et parvient à aller jusqu’au bout de ses intentions.
Difficile de ne pas penser à Serial Mother (1994) à la lecture du point de départ de God Bless America : après s’être fait renvoyer pour harcèlement d’une collègue (il lui a prêté un livre et envoyé des fleurs), Frank (Joel Murray) choisit de se suicider. Avant le grand départ, il décide de faire œuvre de salubrité publique, en assassinant l’insupportable pimbêche-star d’une télé-réalité locale – une exécution qui ne manque pas de ravir la jeune Roxy (Tara Lynne Barr), qui dissuade Frank de faire le grand saut : après tout, parti comme il est, il y a bien d’autres indésirables à équarrir…
Certes, l’exemple proposé par John Waters semble encore hors de portée d’un Bobcat Goldthwait plus littéral : là où la serial mom Beverly Sutphin assassinait ses voisins au nom de la politesse et de la bienséance, Frank flingue avant tout pour punir ce qu’il perçoit comme le manque de gentillesse de ses contemporains. Mais les temps changent : la vox populi de l’ère Internet, si prompte à lyncher, peut certainement avoir remplacé les manuels de savoir-vivre. Mais, au fond, l’essentiel est que le rapport entre le crime et son châtiment reste similaire, et la dynamique de l’humour noir également.
Bobcat Goldthwait choisit d’impliquer réellement son auditoire : celui-ci ne peut qu’applaudir le choix de leurs victimes par Frank et Roxy – le réalisateur, se confondant avec son héros, prend d’ailleurs un plaisir manifeste à décaniller les victimes. On pourrait d’ailleurs, certainement, choisir de comparer God Bless America à un assemblage de sketchs mettant en scène les exécutions jouissives : l’enthousiasme brutal dont fait Bobcat Goldthwait pourrait même susciter des doutes quant à l’existence d’une quelconque pertinence, au-delà du simple plaisir qu’il éprouve et entend faire éprouver. Cette compilation est-elle, pour autant, hétérogène ? En adoptant une photographie chaude, solaire, impliquant le décor d’une Amérique redécouverte par ses protagonistes au fil de leur périple, le réalisateur-scénariste évoque l’esthétique emblématique des road-movies des années 1970. Tout doucement, God Bless America va inviter les mânes de Bonnie et de Clyde, et ce faisant, sortir God Bless America de la catégorie du film brutal, bête et méchant.
C’est l’occasion de montrer les failles de Frank, qui est véritablement au centre du film. Loin d’être un enthousiaste massacreur de crétins et d’indésirables, Frank se révèle, au fil de longue saillies verbales, comme un homme de principes, un homme qui croit à la gentillesse intrinsèque des citoyens américains, et qui voit, dans la civilisation du tout-médiatique, la marque de la déchéance de sa nation. Des principes qu’il rattache à un âge d’or américain fantasmé, et dont la pureté et la candeur prêtent à sourire, mais qui font partie du corpus traditionnel du road-movie. Pure création cinématographique, ces valeurs interpellent malgré tout l’auditoire, à la manière de l’image fantasmée de la conquête de l’Ouest dans les westerns. Et, au nom de ces idées de civilisation, Frank va tourner le dos à certaines extrémités – notamment, la consommation du mariage de circonstance qui le lie à sa Bonnie. Ce faisant, Bobcat Goldthwait ne va pas tant complexifier son héros, que s’interroger sur la nature de l’héroïsme, sur la pureté des motivations et des actes qui entourent, dans la société qu’il décrit, la notion d’idéal.
On pourra accuser Bobcat Goldthwait de ne pas aller au bout de son propos, de refuser d’assumer jusqu’au bout la brutalité de son postulat de départ : quitte à transgresser un tabou, pourquoi ne pas faire de même avec tous les autres ? Le réalisateur aurait donc réitéré le faux-pas de Juste une fois ! ? Non : ce sont ces doutes, ces atermoiements, ces frustrations manifestes qui évitent à Frank de n’être qu’un pantin comique, un tueur en série sympa qu’il conviendra de saluer avec de gros rires sans s’interroger plus avant. Tel quel, le personnage prend une autre dimension et rappelle, avant tout, le Kowalski de Richard Sarafian (Point limite zéro, 1971). Lui aussi sait dès le départ que son périple ne peut avoir qu’une seule fin, lui aussi choisit d’accélérer lorsque, au bout de la route, le monde lui donne le choix entre s’arrêter et disparaître – on a sa dignité. Sans en avoir l’air, God Bless America fait donc office de signe des temps, comme Point limite zéro avant lui : en temps de crise, l’idéalisme et la probité se parent de couleurs inédites.
[CONTRE] La balade sans rage (par Julien Marsa)
God Bless America pourrait facilement postuler au titre du pitch le plus dingo de l’année : Frank, quinquagénaire divorcé, se fait virer de son boulot et apprend qu’il est atteint d’une tumeur au cerveau dans la même journée. Mais au suicide, il préfère éliminer une insupportable lolita de la télé-réalité, et se lance sur les routes avec Roxy, lycéenne délurée, afin de dézinguer tous ces imbéciles de compatriotes américains qui contribuent au déclin intellectuel et moral de la nation. Sur ce pitch explosif, distillant à première vue une verve corrosive et malpolie, God Bless America rentre ensuite insidieusement dans le rang par le truchement d’un discours réactionnaire et schématique.
God Bless America se présente avant tout sous le prisme d’une caricature des maux de l’Amérique d’aujourd’hui : abrutissement par la télévision, recherche effrénée de la célébrité menant à la perte des repères moraux, déclin de l’Humain au détriment de la Machine (téléphone portable, voiture, téléviseur). Goldthwait ne se place donc pas en parangon d’une vérité documentaire, et cherche plus à démontrer par l’absurde à quel point nos sociétés dites « modernes et civilisées » partent en sucette. Ce qui offre ponctuellement quelques scènes réjouissantes (qui n’a jamais rêvé de zigouiller des voisins trop bruyants et irrespectueux ?) accompagnées d’une dénonciation somme toute pertinente du cirque médiatique (chaque meurtre commis par Frank et Roxy est attribué à une cause diverse par les journaux : extrémisme, règlement de comptes…) mais dessine assez rapidement les limites d’un dispositif qui se heurte au petit cadre qu’il s’est fixé.
Il faut dire que le film s’attaque à des marottes pour le moins rebattues qui, même si elles ne sont pas exemptes d’authenticité, représentent le fond de commerce d’une forme de bien-pensance qui stigmatise sans jamais vouloir mettre les mains dans le cambouis. C’est tout le symbole de cette échappée meurtrière, qui se débarrasse de toute altérité en éliminant du quidam à tout-va, sans que nos deux pseudo-anti-héros ne trouvent une matière à confrontation suffisamment éloquente pour qu’elle empêche le meurtre. En se basant sur un postulat de désespoir profond et d’ennui qui mènent à la révolte, Goldthwait impose plus qu’il ne propose, faisant part ponctuellement des doutes de Frank, prétextes pour mieux relancer la machine de plus belle derrière. Aux élans frondeurs, qui se voudraient chantres d’une cavalcade contre l’establishment et la société du spectacle permanent, se substitue alors un retour à une morale biaisée du bon sens qui « choisit » ses propres hantises. Cette articulation produit un réquisitoire qui se replie sur lui-même. Aux moqueries des membres d’un jury d’une émission de télé-réalité répond leur humiliation publique face caméra, aux meurtres décomplexés répond le refus de traiter de l’attirance espiègle de Roxy pour Frank autrement que par un pudique et systématique évitement, et la violence de leurs exactions ainsi que le fond de révolte qu’elle sous-tend sont passés sous silence au profit d’une recherche méthodique du ricanement.
La description sous forme « farcesque » d’un monde devenu fou et hypnotisé par des figures obscènes prend alors des airs de dénonciation cavalière et sans véritable objet – étant entendu que puisque les meurtres commis par Frank et Roxy se trouvent vidés de toute forme de culpabilité, il devient possible au moindre prétexte de trouver un motif propice à éliminer quelqu’un. La question du Bien et du Mal, posée un instant par le personnage de Frank, est à renvoyer au film lui-même. Étrangement, il s’avère que dans ces contradictions apparentes – ces « défauts », pourrait-on dire rapidement –, le film de Bobcat Goldthwait trouve sa porte de sortie la plus rusée, et pousse, presque à son corps défendant, à la réflexion. Comment jeter un pavé dans la mare sans être pris, comme ici, pour un réactionnaire moraliste ? Le choix du genre (ou plutôt du sous-genre que pourrait représenter cette escapade meurtrière), et le plaisir qui en découle suffisent-ils pour soutenir un tel édifice ? God Bless America s’arrête à mi-chemin : il faut un véritable projet sardonique et jusqu’au-boutiste pour réussir à faire passer la pilule. À l’image peut-être d’un Killer Joe, petite récréation imparfaite, mais qui pousse une logique infernale jusque dans ses derniers retranchements, sans faire de concessions sur sa propre impolitesse morale.
Pour autant, Goldthwait n’est pas dupe, il sait que l’attaque frontale dessinée par l’entame du film ne suffit pas en soi à créer un récit satisfaisant. Cette entrée en matière, un peu longue et fastidieuse, parasitée par une lourde scène bavarde et théorique entre Frank et un de ses collègues, exige d’être mise en balance avec une trajectoire à laquelle le spectateur puisse s’identifier. C’est alors que ressurgit, par l’intermédiaire de Roxy, la fiction classique d’un échange bénéfique entre deux personnages : initiatique pour la jeune fille, et de retour à la vie pour Frank. La sagesse platonique de ce récit, bien que marquée par un véritable attachement de Goldthwait pour ses personnages, vient faire progressivement voler en éclat les velléités de départ, et creuse un fossé irréconciliable avec la volonté de produire un discours virulent et corrosif, quelle que soit sa nature. Sur un postulat similaire, la série Breaking Bad fait office de contre-exemple parfait, car elle s’attache simplement à dérouler un programme attendu d’une ingéniosité retorse, sans intentions moralistes ou donneuses de leçons, mais avec suffisamment d’aplomb pour emmener ses personnages au-delà des cadres prévus par le récit.