Nadir Moknèche poursuit sa mise en avant de la femme arabe. Cette fois, il délaisse la chronique à la Almodovar qui caractérisait ses précédents films pour un polar tendu. Le résultat tient la route, bien qu’un peu scolaire.
Il n’est pas si fréquent d’avoir sous les yeux une narration aussi dense que celle de Goodbye Morocco. Le quatrième long-métrage de Nadir Moknèche entremêle une multitude de thèmes. Son héroïne, Dounia, est une « harraga », un de ces habitants des pays du Maghreb qui ne pense qu’à une chose : fuir son pays et gagner l’Europe. De fait, le cinéaste n’implante pas son récit par hasard à Tanger, plaque tournante de l’exil et de l’immigration clandestine, ville à l’évidente cinégénie que Téchiné avait déjà mise en lumière avec une approche similaire dans Loin.
Dounia a ses raisons. Elle veut récupérer coûte que coûte son fils confié au mari dont elle est séparée. Ce qu’elle planifie est un enlèvement pur et simple, mais elle s’en donne le droit puisque c’est le désir de l’enfant – malheureux chez son père – et bien sûr le sien. Une fois son fils récupéré, elle n’aura pas d’autre choix que l’exil. Pour cela, il lui faut de l’argent, ce qui la rend prête à tout, à toutes les combines et les manipulations afin de parvenir à ses fins.
Femme on ne peut plus fatale, vrai moteur de son polar, Dounia est surtout pensée comme le miroir fictionnel d’une génération. Goodbye Morocco n’est pas qu’un titre, c’est un cri que pourraient reprendre tous les candidats au départ par lassitude d’une Afrique du Nord qui se libère certes de ses tyrans, mais souffre d’une économie en berne, n’arrivant pas à faire émerger de classe moyenne, cantonnant les diplômés dans des emplois de seconde zone voire souvent au chômage.
Par petites touches, de personnage en personnage, le film dresse le portrait d’une société arabe prise en étau entre un carcan moral vieillot et réactionnaire – Dounia est une scandaleuse car elle a quitté son mari marocain pour vivre avec son amant serbe – et une population jeune qui ne rêve que d’émancipation et de libertés.
Nadir Moknèche procède de manière tout aussi impressionniste pour évoquer le commerce des corps qui prospère à Tanger. Grégory Gadebois interprète un touchant Fersen, responsable d’une salle de cinéma, assez loin du cliché du touriste sexuel, permettant au passage au réalisateur de signer son admiration pour Pedro Almodovar – bien que moins marquée qu’à l’ordinaire dans sa mise en scène – en mettant en évidence l’affiche de Parle avec elle.
Il n’oublie pas non plus de pointer les filières d’immigration clandestine avec les manœuvres nigérians, dont va émerger Gabriel, pas si ange que cela, dont le seul désir est également de gagner l’Europe quels qu’en soient les moyens. Ce Gabriel, également amant de Fersen, dérobera une relique chrétienne découverte sur le chantier de Dounia pour la vendre, ce vol lançant la mécanique implacable et tragique du film noir.
Cette découverte d’un tombeau dans les entrailles de la terre est une idée forte. Elle renvoie au passé que l’on ne veut plus voir, à l’Histoire avec une majuscule (non celle du Maghreb ne se résume pas à un dialogue avec l’islam), comme à la fiction en cours (amis d’enfance Dounia et Ali nient depuis toujours leur attirance réciproque).
Mais on le voit bien en décrivant succinctement ces différents arcs du récit, cette construction narrative en mille-feuilles donne quelque chose de trop travaillé, d’un peu lourd. Tout s’imbrique parfaitement comme un puzzle prédéterminé. Cela a toujours été la principale limite de Nadir Moknèche, de rendre une copie soignée, quelque peu scolaire. Il est loin d’être un cinéaste sans talent, disons qu’il est comme corseté par l’envie de faire un bel objet, une sorte d’artisan un peu complexé qui se refuse à briller. Goodbye Morocco pâtit de ce défaut récurrent, et davantage encore que ses films précédents – Délice Paloma et Viva Laldjérie – où une certaine folie et une palette de couleurs plus large arrivaient à compenser la facture très manuelle du parfait réalisateur.
Nadir Moknèche semble bien connaître ses points faibles et choisit en conséquence de déconstruire la linéarité du récit. En mélangeant les temps, il crée bien une sensation de trouble, mais elle reste assez factice. Au contraire, cette structure osée renforce l’aspect multi-couches de son scénario. Le montage s’en trouve heurté, passant en force au détriment de la fluidité. Ce n’est qu’avec le passage abordant la nuit de la disparition de Gabriel que le film largue vraiment les amarres et trouve un rythme paradoxalement apaisé dans ce climax de violence.
Heureusement, le réalisateur peut s’appuyer sur une Lubna Azabal en pur état de grâce. On l’avait déjà vue à ce niveau dans Incendies de Denis Villeneuve. Sous-utilisée dans le cinéma français, elle dégage une intensité phénoménale. Corps étrange, fragile par sa maigreur, mais dégageant une sensualité imparable, elle transcende chaque plan, alternant à merveille la phrase cinglante et le geste tendre. Elle tient en Dounia un rôle contrasté qu’elle interprète avec un mélange bien à elle de pose néo-tragédienne mixée à la technique Actor’s Studio.
Nadir Moknèche a toujours su raconter des histoires de femmes à la bonne distance. Fasciné par elles, mais sans en faire de purs objets de fantasmes, il sait en dire les souffrances et les espoirs. Chez lui, les femmes ne sont ni des saintes, ni des mamans, ni des putains, un mélange des trois si l’on veut mais en fait bien autre chose. Sa caméra les filme comme des hommes, à l’égal des hommes, en personnages principaux ambigus et complexes, loin de tout stéréotype.
Dommage qu’en toute fin de parcours, il la ramène dans le giron patriarcal. L’épilogue est peut-être réaliste, correspond au côté thriller à la Simenon qu’il a choisi de prendre pour forme, mais l’attachement que suscite l’héroïne donne envie d’autre chose, d’une échappée dont il nous prive sciemment, donnant à son propos une noirceur extrême qui ne convient pas forcément à son cinéma qui s’épanouit mieux dans la mélancolie joyeuse.