Est-ce un documentaire, est-ce une fiction ? Pour son premier long métrage, Jacqueline Zünd s’aventure sur un terrain d’une grande ambiguïté : l’insomnie, le monde solitaire et nocturne de celles et ceux qui ne dorment pas. Un terrain bien exclusif, tant les heures où le sommeil s’impose, irrépressible, demeurent mystérieuses, inconcevables, au commun des mortels. Peut-on documenter ce que voient, ce que vivent ces gardiens de nuit ?
Laisser quelqu’un observer son sommeil est, pour José Luis Borges, la plus belle preuve d’amour (« Anticipation d’amour », in Lune d’en face) : seul Dieu peut contempler impunément les endormis. Les quatre sujets de Jacqueline Zünd sont-ils des Dieux ? Ce qui est certain, en tout cas, c’est que pour tous, leur état relève d’un rapport au divin – une perception profondément personnelle qui représente le plus gros défi de Jacqueline Zünd.
C’est donc le temps d’une nuit que la réalisatrice va tenter de capter le quotidien – si l’on peut dire – de ses quatre insomniaques. Il s’agit en premier lieu, évidemment, de leur donner la parole : avec étonnement, et pour la première fois peut-être, ces quatre sujets vont donner de la voix, expliquer ce qui, de par la solitude intrinsèque des heures nocturnes, n’appartient qu’à eux. Jeux de mots, répétitions mnémotechniques – il faut bien faire fuir l’ennui –, confessions douces-amères forment le gros de ces entretiens. On devine vite que la plupart de ces jeux de langues, d’esprit, ont depuis longtemps revêtu le caractère rituel de l’habitude maintes fois répétée en soi, pour la première fois extériorisée.
Jacqueline Zünd se heurte-t-elle au caractère profondément intime de ces confessions, à l’impossibilité de donner à ressentir ce que ces personnes ressentent ? Ce serait une erreur, évidemment, de vouloir outrepasser les limites de l’intime. C’est, alors, l’occasion pour la réalisatrice de faire le portrait de son cinquième personnage : la nuit. Américaine, extrême-orientale, est-européenne, africaine : la nuit a partout un visage différent, un visage que capte Jacqueline Zünd avec un sens affûté de l’image, un instinct de la composition des plans remarquablement affirmé.
La question demeure irrésolue : par quel miracle ces quatre personnes parviennent-elles à mener leur vie ? Si leurs nuits sont déjà solitaires, qu’en est-il de leurs journées, de leur vie à la lumière diurne ? Finalement, Jacqueline Zünd ne réalise pas tant un documentaire sur les solitudes nocturnes des insomniaques qu’un portrait de la ville personnifiée, des lieux vidés de leurs occupants humains au sein desquels, abandonnés, aussi fragiles que puissants, les insomniaques règnent (mettant en scène la population féline du quartier, inquiétant les nyctalopes occasionnels…), où dans lesquels ils sont perdus.
Malgré la barrière de l’intimité, qu’on ne franchira pas, Goodnight Nobody parvient à son but : on voit arriver avec soulagement, les yeux tirés de fatigue, le petit matin, comme si la nuit entière venait de s’écouler, aux côtés de ces « gardiens de la nuit ». La monstruosité de la ville endormie, son visage inhumain, qui aliène les malheureux impuissants à se réfugier dans le sommeil, prend alors une toute autre chose signification : c’est le constat, une nouvelle fois renouvelé, de la tendance atavique – plus encore ici : la tendance naturelle, instinctive – de l’homme à refuser la différence, à la placer en marge. Une marge poétique par essence – chaque mot du réel prend une autre signification la nuit, et plus encore par l’entremise de ceux qui la vivent – que Jacqueline Zünd capte avec un talent et une maîtrise esthétique certains.