L’ouverture d’Hérédité sonne comme la belle promesse d’un film vertigineux, où plusieurs espaces (des maisons en l’occurrence) s’imbriqueraient les uns dans les autres pour mieux en décupler les horreurs qui s’y dissimuleraient. Au départ, une première maison : une cabane dans les bois, au loin, refuge de la petite Charlie, souffre-douleur du film, qui s’y cache quand rien ne va plus. Puis, ensuite, la maison de la famille Graham, futur théâtre exutoire des douloureux traumas familiaux et scène à venir d’horreurs innommables. Et, enfin, par un panoramique dévoilant un pièce remplie de petites figurines, une troisième maison, en miniature cette fois-ci, dans laquelle se glisse un raccord caché jusqu’à la chambre du fils (grandeur nature) réveillé par son père le jour de l’enterrement de la matriarche défunte. Par un simple mouvement de caméra (un dézoom, un panoramique, puis un travelling avant), toute la trajectoire d’Hérédité nous est résumée d’entrée de jeu. Peter, qui dort sous sa couette au début du film, va devoir passer par plusieurs « niveaux » de maisons, par plusieurs « strates d’espace », comme un gamin jouant avec des poupées russes, afin de mettre fin à la malédiction – héréditaire donc – qui pèse sur sa famille.
Cette malédiction, qui aurait pu déceler une débauche d’épouvante horrifique, ne se résume malheureusement qu’à une malchance d’enfer et à un léger grain de folie maladive. Annie Graham, sculptrice de miniatures, à la mort de sa mère, tentera de combler son chagrin avec ses deux enfants, Charlie et Peter, et son mari, Steve. Son deuil laissera place à la folie et au désarroi lorsque Charlie sera à son tour victime d’un accident grotesque, là où le sort semble s’acharner malencontreusement sur les Graham. Ari Aster déploie ici, outre le portrait d’une folie contaminante et vénéneuse, celui d’une cellule familiale en crise plongée au sein d’une atmosphère qui n’appelle, pendant deux longues heures, qu’à instaurer le malaise. Ainsi, l’immense limite du film réside là où l’incursion de l’horreur dans la réalité n’est amenée que par la ruse formaliste, trop insistante pour effrayer ou pour semer le trouble. L’allure terrifiante de la petite Charlie comme les penchants taxidermistes de sa mère ne demandent qu’à faire peur. Et il en va de même pour l’utilisation écœurante des sempiternels « travellings-avant-très-très-lents », dont l’usage systématique fait par David Robert Mitchell dans It Follows en avait pourtant déjà laissé entrevoir quelques limites. En nous donnant à voir une famille déjà louche tout en forçant les traits de son inhérente bizarrerie, l’horreur ne pouvait, dès lors, que s’intégrer mollement à ce freak-show permanent.
Iphigénie à Aulis
Cette prétention entêtée à vouloir ajouter à tout prix de l’ampleur horrifique à son portrait de famille timbrée saute d’autant plus aux yeux lorsque Hérédité tente de se donner des faux-airs de tragédie grecque. Ari Aster fait ainsi référence, lors d’un cours de lycée donné à la classe du jeune Peter, à la tragédie d’Euripide, Iphigénie à Aulis. Dans celle-ci, le roi Agamemnon doit sacrifier sa fille Iphigénie afin d’apaiser la colère de Nérée, dieu primitif et maître des Néréides, ces nymphes marines sensées transporter les troupes du rois à travers les mers déchaînées. C’était à la même œuvre à laquelle faisait référence le réalisateur grec Yorgos Lanthimos pour Mise à mort du cerf sacré, au sein duquel un Mal, incarné en adolescent lunatique, s’insérait dans une cellule familiale, provoquant sa destruction et exigeant l’amputation d’un de ses membres les plus innocents (le titre du film venant du fait que chez Euripide, Iphigénie, une fois décidée à se sacrifier pour son père, est transformée en biche par Artémis afin de troubler Nérée). Dans les deux cas, le sacrifice tragique imposé dans l’œuvre de Euripide renvoie à celui annoncé d’un des deux enfants chez Aster comme chez Lanthimos.
Les deux films, bien qu’issus de cinématographies et de circuits totalement différents (un film de genre Sundance et un film d’auteur cannois XXL), sont ainsi intimement liés dans leur propension commune à la destruction sadique de l’innocence nichée dans les foyers américains et dans leur façon similaire, à la fois maligne et forcée, de mettre en scène cette incursion du trouble maléfique dans la normalité. Le constat d’échec est d’ailleurs le même dans les deux cas. En imposant le malaise par une direction d’acteur déroutante dans sa frigidité à toute épreuve, Lanthimos annulait toute possibilité de différenciation entre le confort initial de départ et le chaos final de son film. De son côté, en poussant directement à fond les curseurs de l’étrangeté, Aster épuise tout le potentiel horrifique de son petit conte macabre pour n’en garder que l’aspect grotesque, répétitif voire navrant. Comme son lointain cousin, Hérédité se résume à une lente et lassante agonie dont les quelques oscillations réflexives (sur le modèle d’une mise en scène faite à et depuis l’intérieur d’une maison miniature) ne composeront qu’un maigre plat de consolation pour un film en forme d’immense gâchis.