À chacun selon ses besoins. Dans une vallée désertée de Macédoine, une apicultrice récolte le miel avec des techniques ancestrales, perpétuant saison après saison le même cercle vertueux avec la nature : la moitié du miel pour elle, l’autre pour les abeilles. Auréolé de gratifications hollywoodiennes (primé à Sundance et nommé aux Oscars), Honeyland s’avance avec son pitch modèle reposant sur une jolie parabole, et laisse craindre qu’il soit l’un de ces documentaires écologiques « bon élève », aux intentions aussi irréprochables que peu trépidantes. Dans les premières minutes du film, un montage d’images spectaculaires – un plan aérien, un travelling avant sur des falaises escarpées, la récolte du miel en image macro, etc. – témoigne de ce que le film aurait pu se contenter d’être. Impulsé par un organisme pour le développement durable basé en Suisse, le projet pourrait même s’apparenter, dans ses prémisses, à un exercice de communication : du storytelling ayant tout à voir avec une forme d’exotisme écologique prêt à renvoyer à la face de l’Occident toute la vacuité de son modèle alors qu’« aux confins du monde » (comme la Macédoine est définie dans la bande-annonce française) une femme vit en osmose avec la Nature.
Mais Hatidze, ladite apicultrice – visage buriné, sourire difficile, regard tendre – ne l’entend pas de cette oreille. Par l’âpreté de sa vie, et par son rapport à la marginalité constamment questionné dans ce décor de ruines, elle transforme le film en ouvrant toutes les portes de l’intimité qu’elle partage avec sa mère mourante. Il y a peu matière à fantasmer, encore moins à se projeter : Hatzide est la dernière de son espèce et l’univers qu’elle nous donne à voir n’est que désolation. Ayant sacrifié les dernières années de sa jeunesse à la sauvegarde d’une apiculture ancestrale raisonnée et à la protection de sa mère, elle ne cesse d’exprimer ses regrets et sa crainte de la solitude à venir. La jolie parabole écologique se mue en un conte cruel évoquant davantage l’étrangeté de L’Homme sans nom de Wang Bing que le mythe du bon sauvage. L’arrivée d’une famille d’éleveurs nomades turcs, venue s’installer dans les décombres du village, vient de son côté rompre brutalement la solitude des deux femmes. Dans la relation, et bientôt les tensions qui se nouent entre la famille San et Hatidze, les cinéastes trouvent une matière à récit dont ils s’emparent avec délectation. Rude et drôle, le film a les traits d’un western aux enjeux environnementaux, atteignant dans ses derniers instants de véritables sommets émotionnels.
Vies fantastiques
Au cours des nombreux tournages étalés sur trois ans, les cinéastes ont réuni assez de matériel pour pouvoir, au montage, construire une intrigue, une structure de fiction contenue dans une temporalité artificielle (d’un été à un hiver). Une méthode qui interroge car elle rompt, nécessairement, le pacte passé avec le réel. La chronologie des faits est de fait truquée : certaines séquences sont entièrement construites au montage (comme la mort de la mère) avec des rushes enregistrés à des moments différents, tandis que d’autres moments deviennent abusivement des climax par leur place dans le montage (la très belle séquence des loups, située à la toute fin, prend évidemment un accent très dramatique que ne suppose pas forcément sa quotidienneté). De façon plus questionnable, les personnages peuvent être enfermés dans les rôles que leur réserve le récit. Ainsi, Hussein Sam, le père de la famille d’éleveurs, se lance avec beaucoup de maladresse et peu de sagesse dans une production de miel sans suivre le précepte fondamental d’Hatidze – laisser la moitié du miel aux abeilles – pour mieux céder à l’appât du gain et incarner à lui seul tous les vices du capitalisme dans son rapport à l’environnement. C’est beaucoup faire porter à un homme dont le mode de vie n’est pas non plus celui d’un exploitant agricole intensif ou d’un trader new-yorkais. Dans une séquence pagnolesque, Hussein, pour satisfaire son ami le gros marchand amateur de miel, commet le péché de trop en tronçonnant un arbre contenant une ruche naturelle. Avec une malice très assumée, les cinéastes captent la préméditation du crime, puis le crime lui-même avant la réaction désabusée d’Hatzide, quelques heures plus tard, découvrant le méfait. Ils trouvent autant ici leur point de rupture – Hussein va être puni par la nature et tout perdre – qu’ils achèvent de dresser un portrait un peu injuste de ce père en loser médiocre. Mais en jouissant ainsi de la maladresse d’Hussein, ils instaurent aussi un décalage de ton, un mauvais esprit et une véritable drôlerie qui font tout le charme du film.
Car ce pétrissage du réel par des mains de conteur a plus à nous offrir qu’à nous ôter. Dans ce décor de village en ruine, la vie qui est captée semble surgir d’une dimension fantastique du réel ou d’une époque si lointaine qu’elle fraie avec le mythe. Ljubo Stefanov et Tamara Kotevska évitent ainsi le misérabilisme en s’attachant aux images allégoriques produites par le réel, en quête d’une forme de poésie picturale qui évoque autant les enluminures médiévales illustrant les traités sur les métiers que l’imaginaire des contes pour enfants. Et l’étrangeté de l’univers d’Honeyland suffit à nous faire oublier le discours écologique un peu trop appuyé pour mieux apprécier la force émotionnelle d’un puissant conte sur la fin d’un monde.