Rappeur remarqué sous le nom de Plan B (album The Defamation of Strickland Banks, 2010) et acteur à plusieurs reprises (Adulthood, Noel Clarke), Ben Drew aspire à passer derrière la caméra depuis un moment pour explorer à sa manière les banlieues britanniques. Après un premier court-métrage autoproduit (Michelle, 2008), Ill Manors lui permet donc de faire une percée intéressante mais fragile sur grand écran. Sa passion visible pour son sujet reste engluée dans une posture esthétique à la sophistication vaine.
Quartier Forest Gate à Londres. Ed et Aaron sont partenaires dans un trafic de drogue. Lors d’une course-poursuite avec la police, Ed est pris et Aaron parvient à s’échapper. Ce dernier se retrouve en possession d’un téléphone qu’il doit remettre à Kirby, un caïd récemment sorti de prison. Un premier morceau de hip-hop, « Drug Dealer », nous permet de découvrir le passé de Kirby sous forme clipesque. Puis, on découvre les jeunes Marcel et Jake autour d’un deal de cannabis qui se conclue de façon violente par l’intégration de Jake dans le gang. Après nous avoir plongé dans les activités proxénètes de Kirby, nous retrouvons Marcel en train de manipuler Jake pour le pousser à tuer le caïd ex-taulard, avant de découvrir les déboires d’une prostituée mêlée malgré elle aux affaires d’Ed et Aaron, etc… Tout au long du film, chaque personnage sert successivement de pivot pour passer d’une intrigue à une autre, ou la rencontre de personnages au destin parallèle permet de faire bifurquer la narration. Elle empreinte ainsi de multiples croisements et intersections pour s’arrêter sur différentes tranches de vies – aussi alarmantes les unes que les autres. Dans ce chassé-croisé de la misère, le recours au clip permet de chapitrer un récit choral et de développer à chaque fois le portrait d’un nouveau protagoniste. Au total, six clips structurent sept jours de galère pour huit individus censés incarner la multiplicité de visages de Forest Gate.
Si Ben Drew revendique l’influence de Nicolas Winding Refn et de Quentin Tarantino, son film rappelle d’abord le cinéma de ghetto des années 1990. Dans Ill Manors, on lutte pour survivre avec la même rage et la même désespérance que dans les inner cities américaines de Boyz n the Hood (John Singleton, 1991) ou Menace II Society (Allen et Albert Hughes, 1993). De la même façon, on le fait à grand renfort de musique rap par la construction de portraits où débauche d’agressivité et versement de sang viennent cristalliser la fatalité des destins. De ses maîtres assumés, Ben Drew reproduit certes une tendance à la sophistication visuelle, mais elle n’aboutit que sur une image stérile. La photographie léchée vient banaliser une agressivité verbale et physique continuelle. On cherche à rendre le film sexy sous les « fucking » et les coups de gueule incessants, mais dans quel but ? Certes, filmer la précarité et la déchéance n’oblige pas au misérabilisme visuel (heureusement). Mais l’esthétique publicitaire d’Ill Manors pousse le bouchon un peu trop loin. À chercher tout le temps la meilleure façon de sublimer le visage de ses acteurs, on en fait des icônes désincarnées. L’image lisse vient aussi poser un voile sur le regard des spectateur, rendu hermétique à la violence et à la misère de ces nouveaux bas-fonds, comme elle vient dépersonnaliser un film pourtant nourri d’une matière biographique.
Drogue, violence, prostitution sont explorées sans ambages. Mais, alors que le scénario est écrit d’après des faits divers et des événements dont le réalisateur a pu être témoin, il donne l’impression d’un catalogue impersonnel. L’enchâssement des histoires démontre une volonté de travailler sur l’effet domino des crimes et délits. La construction scénaristique est plutôt réussie, mais sa faible finalité en fait un exercice de style creux. Il manque encore à Ben Drew une distance critique par rapport aux phénomènes décrits, dont nul n’ignore plus aujourd’hui l’existence. Le jeune homme n’a finalement pas grand chose à dire, si ce n’est pour tenir un propos facile (voire naïf). « Nous sommes tous le produit de notre environnement », annonce la log-line de l’affiche. L’accroche, outil marketing souvent artificiel, résume bien ici le positionnement idéologique du film. Ill Manors prône un déterminisme social qui efface la notion de libre-arbitre dans les comportements d’êtres englués dans une position victimisante. Le film pousse ce principe dans ses retranchements pour accompagner des personnages, dont les délits, addictions et déviances ne seraient que la conséquence de leur présence prolongée dans un environnement sclérosant. De fait, les huit visages d’Ill Manors demeurent des pantins ballottés par les événements, ne réagissant qu’à des stimulations extérieures sans initier l’action (une provocation, une rencontre hasardeuse…). Le film est sauvé par un humour noir salutaire, comme avec cette histoire de bébé abandonné par sa mère et volé par un aspirant caïd, qui s’en sert comme passeur de drogue, joue à Trois hommes et un couffin et lui trouve finalement une mère de substitution plus défoncée que l’originale. Ill Manors est ainsi peuplé de losers attachants, interprétés par des acteurs débutants très convaincants.
Mais rien ne semble vraiment personnel dans la mise en scène d’une fiction pourtant informée par la réalité des souvenirs. Et si la musique a été composée lors du montage, le film apparaît d’abord comme un simple prétexte à ces compositions. Aussi envoûtants soient-ils, ces morceaux mis en images prennent le pas sur la pertinence des scènes dialoguées, qui ne semblent parfois exister que dans l’attente du clip suivant. L’apprenti cinéaste pousse à bout la notion de cinéma hip-hop (terme souvent associé aux films de ghetto britanniques et américains) pour faire prévaloir la dimension musicale sur la profondeur audiovisuelle. Images et sons demeurent ici au service au service du rappeur Plan B, et non du réalisateur Ben Drew. Le premier prouve bien la force de son identité artistique, quand le second peine à convaincre de la personnalité de son univers et de la pertinence d’une démarche de long-métrage, où l’idolâtrie de ses propres personnages prône sur la réflexion.