Au début de L’Insoumis, dans le soleil aveuglant des montagnes de Kabylie, Thomas, le soldat interprété par Alain Delon, va à l’encontre des ordres de son lieutenant et risque sa vie afin de porter secours à un camarade blessé. Clairement détachée du reste de l’action, cette scène apparaît rétrospectivement comme un prologue éclairant, donnant à voir le premier geste d’insoumission du personnage. Loin d’être un « héros » au sens plein du terme (la plupart de ses actes sont moralement condamnables), le personnage de Thomas est plutôt un insoumis par instinct, quelqu’un dont les gestes vont plus vite que la conscience. Il donne l’impression, non pas d’agir mais plutôt de réagir, comme si c’était par rapport au danger imminent que sa vie trouvait son sens. C’est dans ce contexte qu’intervient la rencontre avec Dominique, interprétée par Lea Massari, avocate venue à Alger défendre des témoins algériens, que Thomas et son ancien lieutenant, passés dans les rangs de l’OAS enlèvent et séquestrent ; une rencontre moins motivée par le sentiment amoureux que par une urgence existentielle : ces deux êtres sentent qu’ils peuvent se sauver mutuellement.
L’humain plutôt que le politique
Malgré tous les déboires qu’il a subis (d’abord interdit deux semaines après son exploitation, le film sera ensuite amputé par la censure, à l’issue du procès intenté par l’avocate victime de l’enlèvement par l’OAS dont le film lui semblait inspiré), L’Insoumis n’est pourtant pas au premier chef un film politique. Bien que le sujet soit évidemment très sensible en 1964, le conflit algérien ne sert finalement que de toile de fond pour mettre en relief la rencontre entre ces deux êtres que tout éloigne : lui, ex-légionnaire devenu mercenaire, elle, intellectuelle engagée.
Nous sommes cependant loin du drame psychologique, car Cavalier, fidèle en cela aux principes modernistes du cinéma d’auteur européen de son époque (Rossellini, Antonioni, Godard, Bresson, etc.), traite ses personnages sous l’angle de l’opacité et de l’ambiguïté, ne cherchant jamais à justifier pleinement leurs actions respectives. Finalement, au-delà des enjeux moraux et affectifs de leur rencontre, le sujet principal du film, c’est peut-être la souffrance physique de Thomas, blessé par balle. Si bien que le film pourrait se résumer, selon les dires du cinéaste lui-même, comme « l’histoire d’un homme qui a un trou dans le côté du cœur ; par ce trou la vie s’en va et la mort pénètre ».
« La Mort du loup »
Ce sujet profond n’apparaît vraiment qu’à partir du moment où Thomas l’insoumis s’est rebellé contre ses complices geôliers afin de porter son aide à l’avocate séquestrée. A partir de là l’action du film est concentrée sur une petite poignée de jours, et décrit la dégradation progressive du corps de Thomas qui cherche à rentrer au Luxembourg (Dominique l’y aidera, en toute illégalité), pour y mourir auprès de sa mère et de sa fille qu’il a abandonnées sept années auparavant. Figurant parmi les titres provisoires pour le film, la référence au poème « La Mort du loup » n’est pas fortuite. Thomas est d’abord le chasseur, tout comme le poète du texte de Vigny, qui ayant pris conscience de la noblesse de l’animal traqué, décide de s’extraire de la chasse. Mais il est aussi l’animal traqué, à la fois par les autorités (il est déserteur) et par ses anciens camarades de l’OAS (en libérant Dominique, il les a trahis). Sa course s’achèvera d’ailleurs par une citation visuelle du dernier vers du poème, avec un personnage qui « souffre et meurt sans parler ».
Les fondations d’un itinéraire singulier
Si le rendu de cette souffrance impressionne tant, c’est en grande partie dû au travail de Cavalier (et de son chef opérateur Claude Renoir) sur la captation des gestes et la grammaire expressive du gros plan, qui rappellent l’influence décisive de l’œuvre de Robert Bresson (évoquée lors d’entretiens par le cinéaste) : du fait de l’unité de lieu et du jeu avec le hors-champ sonore, certaines scènes dans l’appartement semblent rendre un hommage direct à Un condamné à mort s’est échappé. Bressonien, Cavalier l’est aussi dans cette volonté de capter l’énergie de l’acteur lui-même ou ce qu’il appelle « l’énergie des seuls ». C’est du fait de sa performance physique que l’on peut dire que Delon trouve sûrement dans ce film l’un de ses plus beaux rôles.
L’Insoumis n’est que le deuxième long métrage d’Alain Cavalier, mais l’on y repère déjà de nets indices des directions radicales que prendra sa filmographie ultérieure, notamment à travers cette façon singulière d’isoler les mains du reste du corps qui semble préfigurer la matière de ses Portraits. On sent également affleurer dans L’Insoumis les questions que se pose le cinéaste sur sa propre position vis-à-vis de l’action et du réel. Si le film se fonde sur une souffrance au ventre, c’est que Cavalier en a lui-même connue une qui l’a marquée (afin d’être réformé, il s’était infligé lui-même un ulcère en ingérant une forte dose d’alcool). À l’inverse, Alain Delon qui s’est engagé dans l’armée très jeune a participé à une autre guerre coloniale. Et si l’homonymie de l’acteur et du cinéaste semble fortuite, le fait que Cavalier ait choisi sa propre fille pour incarner l’enfant de Thomas n’est pas négligeable. Ces apports biographiques laissent déjà transparaître une volonté de questionner les rapports entre la vie réelle et la fiction, une démarche que l’œuvre postérieure du cinéaste ne cessera de confirmer et d’approfondir.