Accrochez-vous : pendant près de deux heures trente, Sean Penn narre l’itinéraire de Christopher McCandless, un jeune homme fraîchement diplômé de l’université qui fait un doigt d’honneur aux us et coutumes sociaux pour vivre sa vie. Loin des autres, loin de tout. Au gré des rencontres, il va en apprendre sur ce qui le motive. Into the Wild est construit à l’image du réalisateur : à la fois sincère dans la démarche et irritant dans la démonstration. Plus que le résultat final, les intentions, elles, sont indiscutables : signer une œuvre radicale qui rend ouvertement hommage au cinéma américain des Seventies, exigeant et respectueux envers son public.
On affirme souvent que le road-movie est un genre qui apparaît en période de grands bouleversements, et donc de grandes incertitudes. L’errance est censée y symboliser la recherche des réponses que les personnages pensent toujours trouver plus loin devant eux parce qu’ils n’ont plus rien à attendre de ce qu’ils laissent derrière. C’est le côté sombre du genre. Into the Wild n’est pas un road-movie mais essaye d’en épouser le rythme et d’en capter l’essence dépressive. Volontairement ou non, il y a une détermination évidente de s’inscrire dans le sillage des films dépressifs orchestrés par Monte Hellman (Macadam à deux voies) et plus récemment par Vincent Gallo (The Brown Bunny). Et donc en marge d’un certain cinéma Hollywoodien formaté. Cette démarche mérite au minimum d’être considérée même si on ne peut pas s’empêcher de regarder le film comme une compilation de tous les tics du cinéma indépendant US. En résulte donc un film incroyablement paradoxal qui provoque chez le spectateur des tonnes de sentiments contradictoires.
Sous couvert de réclamer une liberté artistique, Sean Penn n’évite pas les clichés inhérents du retour aux sources et use d’effets presque plombants (flash-backs un peu lourds, bande-son essentiellement constituée de rock californien). Là où le choix d’une sobriété presque drastique aurait été plus adéquat. L’ennui vient aussi du procédé presque artificiel des rencontres qui peine à faire émaner une vraie émotion et ressemble de temps en temps à une carte postale (les beaux champs de blé du Dakota, les incroyables flots du Colorado, les pittoresques communautés hippies de Californie, le froid hivernal de l’Alaska). Malgré tout – et c’est là la puissance dudit paradoxe – Sean Penn, cinéaste en profonde empathie avec les doutes de ses personnages, réussit un quasi-tour de force : rendre une personnalité très attachante dans sa détermination adulescente de ne jamais passer au stade d’adulte, de ne pas se ranger dans des rails conformistes et donc ne pas appartenir à un monde couard rompu aux fâcheux compromis. Ce qui est rassurant, c’est qu’il s’est reposé sur un roman moins émotionnel (Voyage au bout de la solitude, de Jon Krakauer) qui narrait par le menu l’itinéraire atypique de Christopher McCandless, jeune Américain qui, à 22 ans, a dit au revoir au merveilleux monde du travail, à la guerre de tonton Bush (la première guerre du Golfe est évoquée en pointillé), à son papa conservateur et sa maman lâche. Bref, à toutes les contingences. Son périple l’amène à fuir toute communication humaine pour finir esseulé en totale communion avec la nature. Cette dernière partie s’avère la plus intense du film et justifie toute la mesure de ce voyage très intérieur.
Pour les aficionados inconditionnels de Sean Penn, la séduction peut naître du retour salutaire du réalisateur aux premières amours d’Indian Runner. Mais pour rendre ce voyage introspectif crédible, il fallait un acteur capable de retenir l’attention du spectateur. L’acteur, c’est Emile Hirsch, découvert dans Les Seigneurs de Dogtown, qui a visiblement donné son corps et son âme. Et qui réussit dans les moments les moins « calibrés » à faire passer une foultitude de sentiments contradictoires. C’est la grande découverte qui pousse à s’accrocher. Comme dans tous les films de Sean Penn, il y a un clou au spectacle, une récompense, un dénouement qui bouleverse que l’on ait adhéré ou pas à la sensibilité du personnage principal. Et comme dans tous les films de Sean Penn, il amène à penser que, oui, la fin justifie toujours les moyens.