Clint Eastwood est-il un grand cinéaste ?
Ceux qui croient pouvoir répondre à cette question gloseront sans doute sur l’outrecuidance de l’avoir énoncée. Et pourtant, les certitudes ne sont-elles pas faites pour être réévaluées et questionnées, surtout lorsque émises par certains, elles sont admises paresseusement par les autres ? Cela fait maintenant quelques années que le porteur de poncho préféré de Leone est devenu, devant et derrière la caméra, une référence aimée et respectée pour une bonne partie de la critique et du public, notamment en France. On apprécie son croisement des héritages de la tradition classique hollywoodienne et de la puissance des cinéastes plus iconoclastes auprès desquels il s’est formé, Leone et Siegel. On loue les qualités de sobriété et d’acuité de sa mise en scène, on est fasciné par la vision nuancée de l’Amérique et d’un certain mythe hollywoodien qu’il déploie. Mais l’attachement à ce cinéaste certes précieux par sa singularité peut atteindre des proportions pour le moins étonnantes, à en juger par la demi-douzaine d’extraits de dithyrambes sans mesure qu’arrive à glaner la promotion de chacun de ses films récents : « chef d’œuvre », « grand film », « le dernier des grands » (à l’égal de quels grands morts ? Ford, Hawks, Leone ? apporterait-il autant qu’eux au cinéma ? réfléchissons un moment, tout de même)… Au-delà d’un lieu commun qui ferait d’Eastwood un artiste voué à transcender son art à chaque film, une telle déférence à son égard donne l’impression que les seules qualités, accréditées par l’héritage d’un passé qui s’éloigne, d’un cinéaste vétéran en feraient une sorte de bouée de sauvetage au milieu de la confusion dans laquelle peut laisser une vision d’ensemble du cinéma actuel. Une montée en épingle qui, outre qu’elle galvaude le lexique du jugement critique et conforte dans une certaine paresse intellectuelle, ne rend pas vraiment service à l’intéressé dont le travail, pour le meilleur et pour le pire, ne peut pas être réduit à des épithètes ronflants empreints de nostalgie.
Comme tout artisan qui se respecte, Eastwood travaille avec le matériau qui éveille en lui quelque chose de familier. C’est ainsi que dans la majeure partie de son œuvre — réalisée et/ou jouée — on l’a vu visiter préférentiellement une Amérique de l’intérieur, d’hier et d’aujourd’hui, avec un regard de connivence et de lucidité parfois cruelle mêlées. L’économie d’effets de sa réalisation ouvre alors à l’empathie avec cette vision, tandis que sa présence iconique à l’écran, elle-même sujette au même regard, y agit comme révélateur. Ces dernières années, cependant, l’ont vu explorer des terrains inhabituels chez lui, moins nuancés, plus délicats, plus propices au pathos, où, préférant à présent l’arrière de la caméra (il a récemment annoncé, à 79 ans, qu’il ne comptait plus faire l’acteur), la liberté de son artisanat se laissait soudain aller à la complaisance et à l’ambition un peu vaine. S’appuyant sur des scénarios plus sophistiqués qu’auparavant (sujets amples et forts, points de vue multiples), le propos du cinéaste trouvait vite ses limites en invitant des motifs qui lui étaient clairement étrangers (la tragédie grecque à la conclusion de Mystic River, la culture japonaise dans Lettres d’Iwo Jima), en n’insistant sur la noirceur (les meurtres d’enfants dans les sentencieux Mystic River et L’Échange, la guerre et ses stigmates moraux dans son diptyque sur la bataille d’Iwo Jima) que pour en tirer un propos d’un pessimisme pré-écrit, convenu et larmoyant dont la nécessité ne se ressentait guère. Sa méthode « classique » même, qui d’ordinaire sait si sobrement capter l’émotion et la nuance, devenait académisme en s’éparpillant avec application dans les bifurcations des intrigues, en cherchant à élargir son champ technique comme si l’ancienne économie de langage filmique ne lui suffisait plus (le travail photographique sur-signifiant dans Mémoires de nos pères, Lettres d’Iwo Jima et L’Échange). En se cherchant une nouvelle dimension, le cinéma d’Eastwood se boursouflait quelque peu et perdait de sa personnalité. À l’inverse, son surprenant Gran Torino d’il y a un an, à l’argument anachronique, moins ambitieux et plus resserré, lui permettait à la fois de poursuivre une intéressante méditation sur sa vieille carcasse porteuse de légende et de renouer avec l’acuité et l’efficacité sèche qui font le prix de ses films. De quoi accréditer l’idée que la grandeur — toute relative — d’Eastwood ne peut guère s’épanouir dans un cadre taillé trop grand pour lui.
Jouer sur son terrain
Invictus illustre de façon assez équilibrée le paradoxe qui tiraille aujourd’hui le cinéma d’Eastwood. Ici plus encore que dans Lettres d’Iwo Jima, il s’aventure hors de tout contexte se rapportant aux États-Unis, tout en exportant son approche américaine. En 1995, l’Afrique du Sud accueillait et remportait la Coupe du monde de rugby. Plus qu’une première sportive, cet événement marquait avant tout le retour dans le concert des nations d’un pays en voie de réconciliation avec lui-même et déterminé à refermer les blessures de l’apartheid.
Eastwood se penche sur la longue marche vers cette œuvre de réconciliation, entreprise autant sur le plan politique (par l’ex-« terroriste » devenu chef de l’État rassembleur, Nelson Mandela) que sur le plan sportif (par François Pienaar, capitaine de l’équipe nationale des Springboks en mal de changements et de reconnaissance). S’agissant d’un nouveau « grand sujet », il prend encore une fois le risque de montrer les limites de son discours — d’autant plus qu’il tente de faire tout à la fois un film de sport, un film de conciliabules en coulisses et une ode à la fraternité entre les peuples. Cependant, amené à une narration à peu près linéaire et sans sophistications embarrassantes pour guider sa mise en scène, il retrouve vite, au moins en partie, les moyens de tirer le sujet sur un terrain où il a vraiment quelque chose à proposer. La caractérisation et l’incarnation des personnages principaux ne sont pas étrangères à cette appropriation, à commencer par la présence de Morgan Freeman, acteur déjà vu chez le cinéaste (Impitoyable, Million Dollar Baby). Dans la peau d’une personnalité qui lui est pourtant familière (Mandela et lui se connaissent depuis plusieurs années), Freeman n’en campe pas moins un personnage étonnamment proche de certains joués auparavant par Eastwood, époque Jugé coupable / Créance de sang : un homme à la vieillesse souvent physiquement contrariée, à la vie familiale meurtrie et néanmoins encore accroché à quelques espoirs de jeunesse (il drague encore). Ce président-là eût-il été blanc, on eût bien vu Eastwood lui-même l’incarner avec sa tranquillité et sa lucidité coutumières. De plus loin, le personnage du capitaine Pienaar incarné par Matt Damon porte aussi la marque des préférences du réalisateur : défiant envers les idéologies (voir, dans sa première scène, son ironie muette sur les discours racistes de son père) et usant de méthodes parfois percutantes pour réveiller ses troupes (un carton de boîtes de bière en souffrira).
Marqué par ces deux personnages se détachant résolument de leurs propres milieux respectifs, Invictus arrive, dans ses meilleurs moments, à sortir des ornières de la célébration béate et arpenter un chemin plus discret, hors de l’éclairage du consensus. Eastwood a beau faire : même en racontant une histoire de paix et d’unification en marche, son cinéma trouve, comme souvent, plus sûrement sa sève en traquant les conflits et les individualismes qui renâclent, les survivances des vicissitudes des héros solitaires. La lisibilité apparente de sa mise en scène ne convainc pas vraiment lorsqu’elle sert les images les plus consensuelles de la réconciliation, musique world à l’appui (les Springboks enseignant leur sport dans les townships, blancs et noirs ensemble à contempler l’ascension de leur équipe), pas plus quand elle gratte, non sans complaisance, la fibre sentimentale de son public américain (une dispensable scène de suspense impliquant un avion de ligne…). Mais elle retrouve toute sa raison d’être quand elle peut tirer tranquillement le « grand sujet » vers le territoire que le cinéaste et désormais ancien acteur a si souvent visité, celui du film aux enjeux plus resserrés et plus individuels, presque triviaux, au point de vue essentiellement viril, où le verbe claque, où les poings sont prêts, où on se marche sur les pieds dans un groupe et où on se porte mieux tout seul, quitte à en payer le prix. Cet artisanat-là sait, sans efforts, tourner en ridicule les conflits raciaux en une simple scène cocasse de face-à-face aux allures de bataille verbale de bar entre anciens ennemis réunis malgré eux dans la nouvelle garde présidentielle, comme victimes d’une facétie d’un Mandela dont la volonté rassembleuse dérange. Invictus tire son meilleur de l’évidence avec laquelle il traduit cet aspect dérangeant des décisions d’ampleur historique, la part rebelle des nobles sentiments qui meuvent les artisans de paix (même le chef d’État prêt à passer outre l’opinion publique), quand ceux-ci perturbent l’ordre établi — ou qu’on croit être — et se coupent en connaissance de cause de leurs propres camps respectifs.
La solitude du héros
Car les héros « eastwoodiens » restent, entourés ou non, des êtres solitaires, et la force de caractère d’Invictus est, comme dans les meilleurs films de son auteur, de ne pas transiger avec la sécheresse de cet état qui peut apporter l’amertume autant que l’apaisement. Dans L’Échange, l’isolement de l’héroïne en quête de vérité était tempéré par le soutien de la population, tirant le propos du film vers une démagogie des plus douteuses (le peuple contre l’infâme bureaucratie corrompue, légitimant in fine la purge du mal par la peine de mort). Invictus ne ménage pas un tel refuge, d’abord parce qu’il laisse peu de place au manichéisme : s’il prend évidemment parti, il ne stigmatise personne, et ses héros ont d’autant plus de difficultés à communiquer leurs idéaux qu’ils doivent lutter contre la bonne foi de leurs entourages. Tout le monde a son avis sur l’avenir de la nouvelle Afrique du Sud, tous dûment motivés, mais les personnalités œuvrant à forcer la main à l’histoire pour le meilleur doivent agir envers et contre tout et tous. Livrés à eux-mêmes, ils ne peuvent compter que sur la soumission incrédule de quelques-uns, et surtout l’un sur l’autre. Chacun va tenter de pénétrer l’univers de l’autre, mesurer son propre espace de liberté par rapport à celui de son partenaire. C’est en donnant corps à cet isolement moral et à ce besoin d’apprivoisement mutuel, en cadrant les petites manifestations discrètes et parfois triviales qui les caractérisent (Pienaar ouvrant les bras pour mesurer la largeur de l’ancienne cellule de Mandela), que la mise en scène limpide d’Eastwood tourne une pertinence précieuse en donnant au sujet consensuel — l’œuvre de réconciliation — une connotation plus intime. C’est dans ces moments-là que sa manière « classique » de faire du cinéma mérite d’être saluée, et pas seulement pour son statut actuel de rareté : non quand elle restitue les vignettes convenues et attendues — si élégamment que ce soit — mais quand elle permet au cinéaste de faire passer une petite musique qui lui est propre, et qui touche d’autant plus que sa singularité atteint une certaine vérité.