Après La Garçonnière, Billy Wilder retrouve une nouvelle fois Jack Lemmon et Shirley MacLaine pour l’adaptation d’une fameuse comédie musicale. Méprisé par son auteur, esthétiquement daté, Irma la Douce démontre pourtant un savoir-faire toujours aussi efficace.
« Gardez vos Champs-Elysées et votre château de Versailles. Voilà un endroit qui me convient : bagarreur, vulgaire, puant, mais vivant. » Comme souvent chez Wilder, une voix off littéraire ouvre le film, présente rapidement les personnages et plante le décor. Ici le quartier des Halles, reconstitué pour l’occasion par un Alexandre Trauner qui ne lésine pas sur le carton-pâte : alignement d’immeubles aux façades colorées, asphalte mouillé et café typiquement parigot. L’action se déroule exclusivement dans cet espace artificiel, rue Casanova, où les commerçants s’invectivent et où les prostituées font le trottoir. Parmi elles, Irma la Douce, toute habillée de vert et flanquée de son insupportable caniche. L’agent Nestor Patou, déchu de ses fonctions, devient par hasard son proxénète. Amoureux fou de sa protégée, il jalouse ses multiples amants de passage. Germe alors dans son esprit tordu un stratagème alambiqué : se déguiser en riche Anglais pour être l’unique client de sa belle. Tous les jeudis, il change ainsi de visage et rend visite à Irma, qu’il couvre de billets avant de la retrouver ensuite dans leur mansarde. Audacieux, le procédé fonctionne un temps. Mais financièrement à sec, Nestor doit se lever tôt le matin pour travailler au marché. Commis à l’aube, maquereau le soir, micheton la nuit, il accomplit tout seul les trois huit au risque de crouler de fatigue…
« Ce qu’il ne faut pas faire pour se la couler douce ! » Cette formule entendue dans le film pourrait être la devise de tous les héros de Wilder, de l’escroc d’Assurance sur la mort à celui de La Grande Combine, de l’employé de La Garçonnière au journaliste de Spéciale première. Pour obtenir la paix et la sécurité, ils doivent livrer un long combat, selon une mécanique folle où tout se dérègle et s’emballe. Nestor Patou n’échappe pas à cette règle et s’acharne à se compliquer la vie. Sous les traits élastiques de Jack Lemmon, il prend l’allure d’un forçat schizophrène. Dans ce rôle taillé sur mesure pour ses facéties, grimaces et contorsions, l’acteur ne ménage pas sa peine et ressert son numéro d’ahuri dépassé par les événements : cernes sous les yeux, gestuelle hallucinée, il court d’un masque à l’autre. Le travestissement revient comme un fil rouge dans l’œuvre du cinéaste, vecteur de trouble identitaire, mais surtout motif de comédie, avec ses possibilités infinies de gags et de quiproquos. Ici, tous les protagonistes se réinventent à loisir, au gré de leur fantaisie. Il suffit d’un simple tour de passe-passe (et d’un monte-charge très pratique) pour que Nestor se métamorphose en Lord X, avec barbe postiche, bandeau sur l’œil, et accent britannique délicieusement outré. Irma fait craquer les hommes et leur portefeuille en leur narrant dans les moindres détails un passé mélodramatique brodé de toutes pièces. Et Moustache, le patron de bar, prétend avoir été successivement professeur d’économie à la Sorbonne, colonel dans la Légion étrangère, croupier à Monte-Carlo ou avocat rayé du barreau… « But that’s another story » conclut-il toujours, leitmotiv qui viendra clore le récit sur une dernière pirouette, où le fantastique pointe son nez avec désinvolture.
Effectivement c’est bien une autre histoire que raconte Wilder, qui prend de grandes libertés avec la pièce d’origine, écrite par Alexandre Breffort, composée par Marguerite Monnot, et montée avec succès à Paris, Londres et Broadway. S’il garde la trame et les principaux développements, il évacue totalement l’aspect musical, conscient de ne pouvoir rivaliser dans ce domaine avec Stanley Donen ou Vincente Minnelli. « La gorge et les oreilles, ce n’est pas ma spécialité. Il y a de moins en moins de généralistes » explique Wilder avec son habituel sens de la répartie. De toute façon il goûte modérément ce registre : « Au fur et à mesure que nous travaillions sur le scénario, j’ai supprimé petit à petit les chansons, jusqu’à ce qu’il n’y en eût pratiquement plus. Je ne crois pas du tout aux interruptions épiques à la Brecht. Le spectateur que j’ai réussi à prendre à l’illusion du film, je ne veux plus le lâcher. Et il brûle de savoir comment l’histoire continue, il ne veut pas qu’on l’ennuie avec une chanson. C’est sans doute l’expression de mon aversion pour l’opérette. J’imagine toujours, lorsqu’on chante au cinéma, un spectateur dans la salle qui s’agite sur son fauteuil et n’aurait qu’une envie, qui serait de crier : Ferme-là ! » Devant sa caméra, oubliées les rengaines et les chorégraphies : de cette matière première ne reste plus qu’une scène de liesse au bistrot, où Shirley MacLaine danse langoureusement sur une table de billard.
Pour le reste, Irma la Douce est une farce complètement siglée Wilder, avec ses ressorts traditionnels : sexe, argent et duplicité. Le réalisateur se permet même de piller à loisir son propre répertoire, citant par endroits Certains l’aiment chaud (Nestor partage un panier à salade avec vingt filles de joie comme autrefois Jerry un train-couchette avec les musiciennes), des séquences clés de La Garçonnière (les parties de cartes au bord du lit ou l’essayage du chapeau devant le miroir), quand il ne glisse pas une allusion à la Marilyn Monroe de Sept ans de réflexion (Irma ne porte « qu’un masque de nuit pour dormir »). La collaboration avec I.A.L. Diamond produit encore des étincelles : dialogues ciselés, situations poussées à l’extrême, morceaux de bravoure (la rixe avec le souteneur Hippolyte, la réapparition de Lord X) et détails burlesques constamment inventifs (surtout au niveau des accessoires).
Si le film a reçu un accueil triomphal dans les salles, Wilder se montre beaucoup plus sévère à son égard : « Je trouve que j’ai manqué mon coup. C’était trop appuyé dans certaines scènes. Ça ne marchait pas. Il y a toujours quelque chose de déplaisant quand les gens ne parlent pas la langue du pays où le film se passe. Et on ne supporterait pas non plus un Lemmon ou une MacLaine parlant anglais avec un accent. C’est faux. Ça ne marche pas, c’est tout. » Il est vrai que tout semble toc dans l’univers d’Irma la Douce, du Technicolor délavé à l’argot français saupoudré çà et là dans les interventions du narrateur. Ces éléments factices ne dénotent pas trop dans une intrigue où le simulacre tient une place centrale. Mais l’œuvre manque trop de profondeur et d’ancrage réaliste pour dépasser le divertissement bon enfant, surtout en comparaison de La Garçonnière, chef d’œuvre noir où satire et mélancolie trouvaient un point d’équilibre parfait. Ici le cocktail n’atteint pas la même élégance, sans doute parce que Jack Lemmon tire un peu trop la couverture à lui, éclipsant la performance de Shirley MacLaine. Des longueurs perturbent également le tempo du film, qui donne par moments l’impression de tourner en roue libre, reposant principalement sur l’abattage des comédiens. S’il ne tutoie pas avec Irma la Douce les cimes précédemment atteintes, Wilder mène cependant sa barque avec suffisamment de brio pour qu’on se laisse volontiers prendre au jeu.