En 1948 et 1949, dans la tourmente d’une Corée en voie de partition des suites de la guerre froide, le gouvernement pro-américain entreprit de mater le soulèvement des habitants de l’île de Jeju. Le bilan se compte en dizaines de milliers de victimes civiles, avec la destruction d’un tiers des villages de l’île. Jusqu’à la fin des années 1990, la seule mention de ces heures sombres de l’histoire était un délit en Corée du Sud. Depuis, le devoir de mémoire s’est imposé, et c’est un cinéaste natif de l’île, O Muel, qui en 2012 a livré la première œuvre de commémoration cinématographique du martyre, avec des acteurs également locaux jouant dans leur dialecte, et un modeste budget de 190 000 dollars. En fait d’évocation de la répression, le film se limite cependant à celle d’une histoire précise, authentique : celle d’un groupe de villageois qui, de novembre à décembre 1948, durent se terrer dans une grotte, menacés par les militaires à leurs trousses, mais aussi par le froid (là-bas, il neige dès novembre) et la faim (ce qui inspire le titre du film, Jiseul, mot du dialecte de Jeju pour « pomme de terre »).
Le choix de se resserrer sur une telle histoire n’est pas anodin, au-delà d’évidentes contraintes économiques : O Muel ne vise pas la leçon d’histoire mais le conte, celui de l’humanité (celle des victimes et celle des bourreaux) aux prises avec des épreuves inhumaines (la rigueur de la nature, les ordres d’extermination). Un conte qu’il souhaite exemplaire, au point de faire reposer ses personnages essentiellement sur des archétypes répartis comme il se doit en deux camps. D’un côté, les villageois n’inspirent guère plus qu’un portrait de groupe reflétant une idée à peu près uniforme, celle de la vie qui s’accroche malgré tout, qui perpétue les discussions routinières pour repousser le spectre de la persécution, où l’on fait encore des blagues paillardes et on veut retourner nourrir les cochons au village pourtant occupé. De l’autre, il y a les soldats, qu’on distingue entre ceux qui s’abandonnent à la barbarie sur ordre, ceux qui hésitent voire désertent, ceux qui veulent montrer un minimum d’humanité dans leur sordide devoir ; même entre eux, l’ordre hiérarchique autorise tous les abus. Et quand les deux camps s’affrontent, ce sont les occasions pour le film de se laisser aller au pathos, violons et ralentis inclus. C’est un terrain connu : le cinéma sud-coréen se laisse traditionnellement aller aux grosses larmes dès qu’il touche à tout ce qui entoure la partition Nord-Sud. Or dans Jiseul ce pathos a quelque chose de compassé, de conventionnel : il se dilate comme il peut pour jouer l’émotion expressive, mais l’expression, même dans ses accents les plus aigus, n’agit que comme une façade, présente seulement parce que la situation l’exige, pas vraiment naturelle.
Rites du cinéma et de la mort
Il n’y a pas que le sang et les larmes qui semblent convenus dans Jiseul. Le regard jeté sur les personnages, également, semble moins appartenir à une vision personnelle qu’il ne reproduit une représentation connue, entendue d’avance jusque dans le cinéma coréen. Dans ce portrait du bon peuple conservant son esprit de village en toutes circonstances jusque dans leurs disputes mesquines, dans ces descriptions maîtrisées, soucieuses de leurs effets, de la barbarie aveugle véhiculée par des fous furieux vociférants, on ne peut s’empêcher de reconnaître une certaine fâcheuse tendance du cinéma local à téléguider ses personnages en les maintenant dans des comportements simplistes (comme la simplicité d’esprit ou la folie meurtrière) pour s’assurer de la maîtrise d’un discours hypothétique. D’une manière générale, ce sont tous ces signes déjà vus qui nous laissent à distance du film : on aimerait croire en une absolue sincérité de son entreprise commémorative, mais toutes ses images relèvent d’une vision du monde qui ne dément pas un certain formatage, voire un calcul confortant les idées reçues sur les êtres, les communautés et le mal dont ils sont capables. Et l’on sent bien que le style ostensible de la mise en scène, avec son noir et blanc, ses mouvements de caméra parfois sophistiqués, son usage roublard du hors-champ, vise surtout à sublimer les lieux communs pour les rendre picturalement impressionnants.
Son écueil est que ses choix esthétiques, si frappants qu’ils puissent être, relèvent eux aussi du déjà-vu, de l’établi, pour ne pas dire d’un certain académisme. O Muel n’est pas le premier à user ostensiblement du noir et blanc pour dépeindre un massacre à grande échelle : moins qu’à La Liste de Schindler de Spielberg, on pense surtout à d’autres films asiatiques comme Les Démons à ma porte de Jiang Wen ou City of Life and Death de Lu Chuan. Plus encore, bien que dans un contexte plus distant, le style du film évoque des traces de Béla Tarr, en particulier de son apocalyptique Cheval de Turin (qui imposait lui aussi — coïncidence ? — la pomme de terre en métaphore de la faim). Seulement, là où le Hongrois, même quand on le soupçonne de se regarder filmer ses plans-séquences et travailler ses clairs-obscurs, arrive à extraire quelques images à forte évocation, O Muel ne fait qu’esthétiser. Ses lents travellings sur les personnages en deuil ou sur les symboles intimidants (tels qu’un cochon dans une marmite), sa circulation en plan-séquence d’une famille de villageois à l’autre dans une grotte obscure, son usage des vapeurs et autres textures gazeuses peuvent contribuer à une vague ambiance fantomatique, mais ces effets meublent surtout artificiellement des images dont l’âpreté des situations n’a pas besoin. On a là une mise en scène qui cherche avant tout à enluminer, à enduire de vernis « artistique » une vision consensuelle, au lieu de chercher dans ces scènes de la guerre, de la misère etc. quelque chose qui toucherait sans passer par les conventions des réactions. Une ultime coquetterie du film, son découpage en simili-chapitres par des titres relatifs aux rites funéraires, enfonce le clou, en évoquant ce qu’il voudrait être et à quoi il ne parvient guère : un chœur funèbre, cependant trop compassé et balisé pour que l’on puisse s’y abandonner.