De 1945 à 1946, à Nuremberg (Allemagne) se tiennent les procès des grands criminels de guerre nazis (Goering, Hess, Ribbentrop, von Papen, Seyss-Inquart, etc.). La plupart sont condamnés à mort ou emprisonnés à vie. Un an plus tard, en 1947, ce sont les exécutants qui passent devant le tribunal militaire américain, et notamment les juges qui appliquèrent les horribles lois du IIIe Reich, incluant ségrégation raciale et stérilisation des handicapés mentaux. Jugement à Nuremberg, réalisé en 1961, soit en pleine guerre froide – alors que les criminels nazis ont pour la plupart été libérés (et pour certains, aident le gouvernement américain dans sa lutte contre le communisme) – revient sur cet événement complexe avec subtilité et maestria cinématographique. Une superbe leçon d’histoire multi-stars.
Jugement à Nuremberg est une fiction clairement inspirée de faits réels, au point que le film rejoint parfois le genre documentaire, par le biais notamment d’archives – des camps de concentration aux images de Nuremberg dévastée par les bombardements – ou de procès historiques revisités, comme celui de Katzenberger (1942), où un vieil homme juif fut condamné à mort pour avoir supposément entretenu une relation sexuelle avec une jeune aryenne quand la loi nazie interdisait tout contact entre « races ». Le film revient sur le « procès des juges », qui condamna à la prison à perpétuité des magistrats ayant exercé sous le régime du IIIe Reich. Burt Lancaster y interprète ici l’un des quatre accusés, Ernst Janning, devenu dans le film l’un des rédacteurs de la constitution de la République de Weimar puis le ministre de la Justice d’Adolf Hitler – un grand écart inexplicable ; Spencer Tracy joue le rôle du juge, venu directement des États-Unis pour le procès ; Richard Widmark celui de l’avocat de l’accusation ; Maximilian Schell (auréolé à raison de l’Oscar du meilleur acteur) celui de la défense.
Les questions posées par le film, très modernes, font encore débat aujourd’hui. Les exécutants étaient-ils au même titre responsables des atrocités nazies que les donneurs d’ordre ? Leur était-il possible de se rebeller contre le gouvernement « légitime » de leur pays ? Ces interrogations se doublent d’un questionnement philosophique alors qu’il s’agit de faire le procès de magistrats, comme l’explique l’avocat de la défense : « The judge doesn’t make the laws, he carries out the laws of his country. » Où réside la justice ? Dans ce qu’un homme croit juste en toute âme et conscience, ou dans les lois établies par les autorités politiques d’un pays, quels que soient leurs terribles errements ? Si la réponse donnée par le film ne traduit aucune ambiguïté – condamnation sans appel des accusés dans un sublime discours de onze minutes du juge américain (« Any person who is an accessory to the crime is guilty ») –, Jugement à Nuremberg n’est certainement pas un film manichéen où les bons et les méchants seraient clairement identifiés. Le doute légitime qui envahit le juge alors que le procès suit son cours et qu’il part à la rencontre de la population allemande, l’utilisation spectaculaire d’images atroces par un avocat de l’accusation manquant cruellement d’objectivité, le personnage complexe d’Ernst Janning, rongé par la culpabilité, sont autant d’éléments qui traduisent l’impossibilité de rendre un jugement tranché et prouvent l’imperfection de la justice humaine.
La condamnation n’est pas non plus unilatérale. Quand Stanley Kramer tourne Jugement à Nuremberg, en pleine guerre froide, il a suffisamment de recul historique pour voir que la situation dans l’Allemagne de 1948 ne se résume pas à une « simple » guerre juste remportée par les détenteurs du droit et de la vérité contre les criminels. Les mains des Américains sont elles aussi tachées de sang : il suffit alors d’évoquer Nagasaki et d’Hiroshima comme de montrer les images des villes allemandes dévastées par des bombardements meurtriers n’épargnant pas les innocents pour le prouver. Mais l’histoire personnelle du producteur/réalisateur l’a sans doute poussé à aller plus loin dans le raisonnement : d’origine juive, Stanley Kramer regretta peut-être sa participation à l’HUAC (House Un-American Activities Committee), qui condamna son associé Carl Foreman à être inscrit sur la liste noire d’Hollywood pour ses « activités communistes ». Dans Jugement à Nuremberg, de nombreux intermèdes au procès montrent les Américains inquiets de l’avancée des Soviétiques en Europe de l’Est (la Tchécoslovaquie est envahie en 1948) et souhaitant la coopération de la population allemande, sous-entendant ainsi qu’il serait bon de passer l’éponge sur les crimes nazis et « d’oublier » : éternelle domination de la realpolitik sur la justice…
Passionnant est également l’interminable débat sur la culpabilité de la population allemande : quand Spencer Tracy interroge les domestiques de la maison qu’il occupe ou madame Berthold (Marlene Dietrich), ceux-ci affirment qu’ils n’ont rien vu, rien su, leitmotiv permettant de se déculpabiliser, forcément choquant, car comme l’affirme Ernst Janning dans un très beau discours, ce n’est pas tant que les Allemands ne savaient pas, mais qu’ils ne voulaient pas savoir. C’est néanmoins l’avocat allemand de la défense qui emporte l’adhésion par l’intelligence aiguë de l’argumentation de ses plaidoiries : si la totalité de la population allemande est coupable, le monde entier l’est aussi par sa politique de non-intervention et d’attentisme. La France, les États-Unis, l’URSS, la Grande-Bretagne savaient aussi – un discours courageux quand on pense qu’en 1961, aucune des grandes puissances victorieuses n’avaient envie d’entendre de telles accusations. Mais pour les Allemands, il était également nécessaire « d’oublier » pour sauver leur dignité, de tenir à leur solidarité nationale pour conserver un semblant de pays, ce que Stanley Kramer montre dans une scène superbe de brasserie, où la population reprend en chœur une chanson folklorique en frappant la table de leurs bières, alors que cinq minutes auparavant, le tribunal militaire découvrait les images de la libération des camps de Dachau et Bergen-Belsen…
En sus de cette intelligente leçon d’histoire – qui aurait sa place dans les enseignements de collège et de lycée –, Jugement à Nuremberg impressionne par sa maîtrise cinématographique. Le montage nerveux, comme les cadrages surprenants (des brusques zooms au travail sur le premier et l’arrière-plan montrant les personnages en conflit) et la mobilité de la caméra permettent de remédier à la difficulté inhérente au décor étroit de la salle de procès. Le film, d’une durée de trois heures, ne pouvait en effet pas tenir sur une mise en scène trop statique : les effets cinématographiques comme scénaristiques – suspense, envolées lyriques, émotions exacerbées –, complètent subtilement la force du discours politique. La présence de stars n’est pas étrangère à la réussite du projet et à son aspect étrangement funèbre : il s’agit pour quatre d’entre elles – Montgomery Clift, Spencer Tracy, Judy Garland, qui décéderont respectivement en 1966, 1967 et 1969, et Marlene Dietrich – de l’une de leurs dernières apparitions au cinéma. Marlene notamment illumine le film de sa présence charismatique, au son de sa célèbre chanson Lili Marleen, dans un rôle personnellement difficile pour elle qui combattit auprès de l’armée américaine contre sa propre patrie. Un très grand film.