Les curieux amateurs de livres pour enfants connaissent depuis longtemps le nom de Rebecca Dautremer. Illustratrice de mondes graciles et poétiques, l’artiste a conquis le monde de l’édition enfantine avec son trait unique. Autant dire que la participation de R. Dautremer à un long-métrage animé avait de quoi faire saliver. En pure perte, hélas.
Même si l’on retrace volontiers les origines du concept jusqu’au Britannique William Barring-Gould – avec sa biographie non autorisée de Sherlock Holmes –, c’est l’écrivain Philip José Farmer qui a certainement donné naissance au genre narratif de la « crossover fiction », une discipline aujourd’hui bien connue grâce à la Ligue des gentlemen extraordinaires d’Alan Moore. Le genre consiste donc à reprendre des figures bien connues d’un paradigme fictionnel, pour les mettre en présence sous un prétexte donné. Si la saga Shrek a tenté, avec plus ou moins de bonheur, de donner dans la crossover fiction burlesque du monde des contes de fées, Kerity semble être la première tentative sérieuse de mettre en présence les grands personnages de la féerie dans un même récit.
Il s’agit donc de l’aventure du petit Natanaël, jeune garçon complexé par son blocage face à la lecture – d’autant qu’il était le préféré de sa grand-mère, elle très grande lectrice. Au décès de celle-ci, sa vieille maison revient à la famille de Natanaël, et à celui-ci revient la clé de la mystérieuse chambre que sa grand-mère n’avait jamais voulu ouvrir de son vivant. Á l’intérieur, le jeune garçon découvre un monde merveilleux : tous les plus beaux contes de fées, dans leurs éditions originales, tapissent les murs de l’endroit. Qui plus est, ces livres sont habités par l’esprit des personnages, un esprit qu’il convient de faire survivre en… lisant les livres. Évidemment, cela pose problème, d’autant que, découragé, Natanaël a déjà promis de revendre tous les livres à un brocanteur local, évidemment mesquin et vénal. Parviendra t‑il, avec l’aide d’Alice, de l’Ogre ou du Lapin blanc, à sauver les livres, et à lire la formule qui les maintiendra en sécurité ?
Nous sommes, évidemment, bien loin ici de la subtilité narrative d’un Philip José Farmer, ou d’un Alan Moore. Il ne s’agit pas tant, dans Kerity, de reprendre les figures du conte pour leur donner une seconde jeunesse – alors que c’est pourtant l’enjeu même du film –, mais bien de reprendre des archétypes sans vie et de les utiliser en faisant simplement appel à leur image traditionnelle. Hélas, cela condamne tous ces personnages à ne pas avoir le moindre souffle de vie – un comble, encore une fois, alors que le scénario se préoccupe de la survivance de ces mythes…
Pour assurer la survivance des contes, du merveilleux de l’enfance, pour faire le panégyrique de la magie du livre, il ne suffit pas d’ânonner, à la façon de Kerity ou d’un Tim Burton engoncé dans les oripeaux de Big Fish, que l’imaginaire c’est bien. Il faut la hargne baroque d’un Guillermo del Toro dans Le Labyrinthe de Pan, le foisonnement et l’originalité d’un Brendan et le secret de Kells, ou la finesse de discours d’un Max et les Maximonstres. Il faut, que diable, y croire ! Faire l’apologie du merveilleux, d’une enfance dorée bercée par les contes, revient dans Kerity à proposer quelques péripéties sans vraiment d’envergure (Natanaël, rendu minuscule par une fée Carabosse idiotement vindicative, doit traverser la plage et se rendre chez le brocanteur avant que les livres ne soient vendus), dans lesquels les personnages de conte qui accompagnent le héros s’illustreront de façon évidemment très adaptée.
Une telle simplicité dans le discours, à l’époque où, enfin, les films destinés aux plus jeunes tentent de se souvenir de l’ambiguïté, de la noirceur du monde des petits, frise la malhonnêteté. Pour son ouvrage Max et les Maximonstres, l’auteur Maurice Sendak l’avait bien compris, qui créa un monde de créatures chaotiques, monstrueuses, grotesques et effrayantes – devenu aujourd’hui un classique de la littérature enfantine. Á l’inverse, Kerity propose un monde aseptisé, où les personnages de conte se limitent à leur image extérieure, et les humains à des conflits sous-exploités. On ne saura jamais réellement pourquoi Natanaël refuse la lecture, ni ne comprendrons les raisons de son évident revirement.
Car tout est affaire d’évidence dans Kerity, un film au bout goût d’un âge d’or où l’on n’aurait pas encore à pousser très loin le talent narratif, où il suffit d’énoncer un fait pour que celui-ci se justifie. Les choses arrivent, point − à charge pour les adultes présents de combler les trous du récit par leur propre imaginaire. Dans un sursaut, certainement involontaire, d’humilité, le film va se conclure sur l’idée que les contes survivront toujours, pourvu qu’on les raconte… depuis des livres. Aveu d’impuissance ? Qui saurait le dire ? Toujours est-il que le style narratif, simpliste, rejaillit donc sur le style graphique. A parcourir le dossier de presse, on se prend à rêver de voir à l’écran un simple soupçon de début d’indice de présence du monde de Rebecca Dautremer, mais toute la personnalité de la dessinatrice est effacée par une animation aux traits bien plus grossiers que le monde onirique et chatoyant de l’artiste.
Tout bien considéré, il semble que le gros défaut de Kerity soit avant tout de ne pas avoir réussi à transmettre la magie de son univers comme de ses intentions sur le grand écran. De belles idées, donc, et des intentions tout aussi respectables – mais qui ne passent guère la frontière de l’imaginaire…