Prolongement de la série télévisée brésilienne du même nom, La Cité des hommes traite avec acuité de thèmes aussi essentiels que la filiation ou l’acculturation au sein d’un groupe social précis, celui des gangs des favelas de Rio de Janeiro. Le film parle donc en priorité de l’identité d’une jeunesse en mal de repères et s’adonnant, soit par nécessité soit par dépit, à la violence et à la haine destructrice. Dans un entre-deux permanent entre brutalité féroce et tendresse naïve, le film prend parti pour une dénonciation sans fard du mode de vie des gangs tout en cultivant un paradoxe gênant : l’attrait pour le clinquant et la violence que Paulo Morelli met en relief dans son film fait étrangement écho à une réalisation souvent pompeuse, parfois pompière.
Tout commence en 2003 avec la sortie du film de Fernando Meirelles, La Cité de Dieu, qui se propose de mettre en scène les tribulations violentes et meurtrières de quelques jeunes au sein d’une favela de Rio. Fort d’un succès international aussi bien critique que public, le film se décline en une série télévisée de quatre saisons – dont quelques épisodes sont réalisés par Paulo Morelli – suivant le cheminement de deux enfants aux prises avec les réalités de la pauvreté et de la violence quotidienne. Ces deux enfants, Laranjinha et Acérola, sont les deux héros de La Cité des hommes, sorte de bouquet final de l’aventure et mettant en jeu les deux amis à l’heure des responsabilités et de l’entrée dans l’âge adulte.
Acérola doit assumer la paternité de son fils, Laranjinha cherche à retrouver la trace d’un père qu’il n’a jamais connu. Dès le départ et les premières lignes du synopsis, la question de la filiation est annoncée, et elle n’en sera que plus centrale au fur et à mesure de l’avancée du film. Autour des garçons se dessine l’imminence d’un affrontement sanglant de deux gangs se disputant la propriété de la favela. La narration se faufile donc entre les diverses imbrications s’opérant entre la petite cellule des deux amis et l’environnement extérieur, aussi bien familial que délictueux. Comment les événements s’agitant autour d’eux vont-ils transformer nos deux héros et comment vont-ils réagir face à eux ? C’est ici une grande distinction par rapport à La Cité de Dieu de Meirelles. Quand ce dernier s’intéressait d’abord aux trafiquants et aux bandes, Morelli focalise le propos sur les dégâts collatéraux occasionnés sur les habitants des favelas, la plupart étant étrangers aux agissements criminels d’une minorité.
Ces deux films sont sans doute à un croisement du cinéma brésilien ; ils effectuent une sorte d’hybridation incestueuse entre la fonction sociale et politique du cinema novo des années 1960 et le style outré des telenovelas contemporaines. Sans vraiment trancher, le film oscille entre des velléités à teneur documentaire et une mise en forme clipesque et tendant vers la saturation.
En traitant d’un sujet aussi sensible et prégnant dans la vie de millions de Brésiliens, Meirelles et Morelli s’inscrivent dans la tradition d’un certain cinéma brésilien héritier de Glauber Rocha ou Ruy Guerra : Morelli abandonne les oripeaux du mélodrame ou de la sensiblerie pour traiter de la guerre des gangs, de l’abandon des jeunes à la violence, de la perte mais aussi de l’envie d’autorité (le chef de gang prenant la place du père souvent absent ou inconnu). La question majeure est celle de la constitution d’une identité. Celle-ci est double : innée et déterminée par la situation sociale des favelas mais aussi acquise et construite au fil des événements et des rencontres. La pression des gangs se fait alors très forte sur les esprits de jeunes hommes sortant tout juste de l’enfance. L’ambiance clanique que semble proposer la bande est perçue comme un possible succédané à l’absence de figure paternelle. La Cité des hommes analyse cette attraction et identifie un aspect pernicieux de l’entrée dans un gang, celui de la soumission et de l’abandon de toute individualité. Les parcours d’Acérola et Laranjinha sont, dans cette optique, dessinés de façon assez fine et précise pour soutenir le propos avec pertinence.
La forme ne suit pas la même logique. Dans une démarche de surenchère, les plans sont tous baignés d’une lumière cramoisie, à la limite de la saturation, et le montage suit une cadence que l’action semble avoir grand peine à suivre. Une telle abondance de moyens et d’effets tient sa source des telenovelas et de l’écriture télévisuelle dont le but est avant tout de capter, voire phagocyter l’attention repue d’un consommateur ébahi et sans défense. Si La Cité des hommes ne tombe pas entièrement dans la vulgarité plastique, il en contient quelques scories atténuant la force du propos. Celui-ci aurait mérité plus de sobriété, afin de s’affiner et de se déployer avec plus de maîtrise et de force. Paulo Morelli dit avoir utilisé une caméra à l’épaule pour épouser au plus près un style se rapprochant du documentaire. Force est de constater que cette pratique touchant au but chez Paul Greengrass ou les frères Dardenne n’a pas les mêmes répercussions chez Morelli ; elle finit ici par déréaliser le récit via une stylisation outrée. Le film prend ses distances par rapport au matériau brut de la vie dépeinte et c’est sans doute ce qui donne à La Cité des hommes un arrière-goût déplaisant de cinéma national sous tutelle culturelle. Alors que le cinema novo brésilien luttait pour le soulèvement d’un cinéma à l’identité affirmée et singulière (en un mot, anti-impérialiste), le cinéma des Meirelles et Morelli semble plutôt être happé par les effets de mode globalisants et la récitation de codes efficaces mais éprouvés.