Un premier film, c’est souvent plein d’envies et d’idées pas toujours bien ordonnées. Il en va ainsi de La Cité Rose. Ici, on ne se contente pas de quelques fragilités excusables, on fonce dans les travers du film boursouflé de bonnes intentions. Malgré une énergie évidente et des personnages attachants, la réalisation se prend un peu les pieds dans le tapis à vouloir prouver comme la vie est belle dans les quartiers. De la page à l’écran, la bonne volonté ne suffit pas à donner une envergure convaincante à une tragicomédie, dont la candeur sombre parfois dans une simple naïveté.
Le film commence et s’achève sur le même plan : Mitraillette, tout juste treize ans, est entre la vie et la mort sur un brancard. Au rythme de la voix de ce jeune narrateur, La Cité Rose va construire trois histoires entrecroisées en un long flash-back : celle de ce pré-adolesecent amoureux et rêveur, encore un pied dans l’enfance, et celle de ses deux cousins, l’adolescent Isma, séduit par l’argent facile et le frisson de l’illégalité, et le jeune adulte Djibril, étudiant en droit tiraillé entre Paris et la Cité Rose. Après la longue exposition des multiples acteurs de la cité et l’exploration du quotidien des trois cousins, le montage alterné se resserre pour précipiter Mitraillette, Isma et Djibril dans une affaire de drogue à l’issue tragique, où chacun pâtit d’avoir voulu être un autre. La légèreté, associée dans le film à l’innocence de l’enfance, est enraillée par une violence d’autant plus injuste qu’elle semble aveugle…
La Cité Rose explore en détail la question du regard, souvent centrale sur le territoire cinématographique de la banlieue. Les trois cousins sont obsédés par la façon dont les autres les perçoivent et obstinés dans leur détermination à faire évoluer cette perception. Le plus jeune multiplie les ruses pour être remarqué par la belle Océane, dont seul le regard compte pour donner un enjeu particulier aux journées d’école routinières. Pour Isma, le désir d’être vu comme un futur caïd motive à jouer le larbin pour les dealers du quartier. L’adolescent pousse des cris hystériques en regardant Scarface de Brian De Palma à la télévision. L’effet d’intertextualité rappelle un phénomène culturel avéré de culte de Scarface dans les cités. Il travaille aussi un lieu commun du cinéma de banlieue dans cette fascination masculine pour la figure tragique du gangster. Enfin, le studieux Djibril passe son temps à entrer en conflit avec ses interlocuteurs (jeunes du quartier, petite amie, employeur potentiel…) du fait de son impression, réelle ou non, de subir un regard raciste. Topos du cinéma de banlieue (au moins depuis Hexagone de Malik Chibane en 1994), la scène d’entretien d’embauche est intéressante dans son approche des préjugés ethniques, malgré sa dimension didactique. Djibril se lance dans une diatribe enflammée quand il se croit jugé par son futur employeur en fonction de sa couleur de peau, alors que l’avocat lui reproche simplement son manque de ponctualité. Trouble des perceptions, valse des préjugés, Julien Abraham joue sur cette complexité de l’image de soi avec ce personnage intransigeant, dont les complexes de race et de classe sont aussi une menace pour son propre regard sur les autres. En témoignent les scènes avec sa petite amie, blanche et de bonne famille, qui le confronte à l’incohérence de son comportement, aussi stigmatisant qu’il se pense stigmatisé.
La démarche de Julien Abraham est louable et tous ses partis pris sont compréhensibles, mais le résultat laisse l’impression d’un film brouillon. Une direction d’acteurs parfois incertaine, un jeu trop appuyé et des effets esthétiques artificiels viennent plomber une entreprise pourtant intéressante dans son propos. À vouloir absolument se démarquer du prétendu misérabilisme visuel, toujours associé (à tort) au cinéma de banlieue, et à vouloir flirter avec la prétendue flamboyance visuelle d’un cinéma transatlantique, la réalisation se perd dans une esthétique plate et sans personnalité, recyclage mal digéré de références lourdes à porter. L’introduction systématique des personnages décrits en voix-off et l’insertion de leurs surnoms dans l’image rappellent aussi bien le cinéma de Tarantino que celui de Spike Lee ou Kassovitz. Sans vouloir trop y toucher, on joue pourtant sur les « codes » communs du cinéma de banlieue français et du film de ghetto américain. La Cité Rose travaille ainsi beaucoup de scènes, d’images, de comportements déjà vus. Ce qui n’est pas un problème en soi, mais le devient du fait d’un manque d’appropriation et de subversion de clichés génériques, réduits au rang de lieux communs bien fades. Et c’est sans compter sur l’omniprésence d’une voix-off d’autant plus fatigante que son contenu est souvent redondant avec l’image.
Il se dégage une maladresse et une incertitude dans l’écriture et la mise en scène, mais on remarque bien une envie d’en découdre avec la complexité des préjugés ethniques et sociaux dans et hors de la cité. Julien Abraham choisit de ne pas se mettre la tête dans le sable concernant la question de la mixité, pas plus qu’il ne cherche à faire comme si cette éventualité n’existait pas. Mais le sujet méritait sûrement un film à lui seul, comme en témoigne le décalage entre les scènes graves avec Djibril et Lola et le reste du film, bien plus comique. D’abord intéressant dans son approche positive et tendre de la vie des cités, le film veut embrasser une problématique large, construire une complexité réflexive, mais se perd finalement dans une histoire criminelle banale. La Cité Rose sombre dans la facilité dramatique avec cette affaire de deal qui tourne mal, après avoir jonglé entre comédie sociale, drame intimiste et film de gangs.
Tout cela serait tolérable si La Cité Rose construisait un discours cohérent et utile. Mais qu’est-ce que ce film a à nous dire en somme ? La cité c’est bien, mais en même temps ça fait peur, on peut y mourir à treize ans. Pour un film dont la promotion vante l’originalité de point de vue, voilà qui est bien commun… Sous couvert de donner un nouveau visage cinématographique aux banlieues, on réitère avec insistance un discours alarmiste et stérile. L’engagement de la démarche s’annule donc d’elle-même, s’évaporant dans la sophistication bancale d’une mise en scène fragile.