Confessons-le d’emblée : La Clef, de Guillaume Nicloux est une belle œuvre fragile, incroyablement sophistiquée, sur le fil du rasoir, qui a un vrai sens de l’atmosphère et donne à voir un spectacle naturaliste doucereusement ouaté, dangereusement personnel. Deux raisons suffisantes pour le soutenir plus que de raison. Ajoutons à cela qu’il s’agit d’un film extrêmement trompeur. Fort de son casting haut de gamme, conscient de passer juste après le carton au box-office de Ne le dis à personne, l’ensemble pourrait ressembler de loin et aux yeux des profanes à un prétexte pour enchaîner les performances ostentatoires (le grand come-back tant annoncé de Vanessa Paradis qui se réduit à seulement quelques minutes de participation) et surfer non sans opportunisme sur une tendance gagnante. Tout faux : ce grand film noir lumineux, mutilé et suicidaire, ne cligne pas ostensiblement à l’œil du spectateur et cherche encore moins à caresser dans le sens du poil. Ici, plus qu’ailleurs, tout ce qui semble simple se révèle équivoque, alambiqué. Tel quel, on pourrait presque le considérer comme un épisode dilué de Twin Peaks qui ne semble pas avoir de prologue, encore moins d’épilogue. Comme un songe distendu.
Décortiquée, l’intrigue est extrêmement simple. Sur le papier, seulement. À l’écran, elle paraît moins limpide, invite aux malentendus, génère des fausses pistes. Et pour cause : le traitement tord la simplicité, donne à voir ce qui se trame sous les apparences. Ici, deux personnages sortent de deux fictions précédentes du cinéaste (Thierry Lhermitte d’Une affaire privée et Josiane Balasko de Cette femme-là). Leurs histoires – loin d’être anecdotiques et donc si substantielles qu’elles pourraient nourrir deux films indépendants – pimentent une affaire de machination où un homme (Guillaume Canet) reçoit un jour le coup de fil d’une voix anonyme (on reconnaît très vite le timbre de Jean Rochefort) qui lui demande de venir chercher les cendres de son paternel. Paternel avec lequel il est brouillé depuis des lustres. S’ensuit une série de catastrophes en chaîne, de couple en crise et de rencontres dangereuses. Le tout traité sur un ton extrêmement réaliste où l’invraisemblable devient vraisemblable.
Chez Nicloux, rien n’est gris. Tout est férocement noir. Son art réside dans le détournement des genres où l’impossible peut se produire à n’importe quel moment. Où les personnages n’obéissent pas aux lois d’un scénario télécommandé mais aux actes les plus improbables. Où le montage amène le spectateur à résoudre tout seul comme un grand un puzzle disloqué. Grande nouveauté : Nicloux propose une révolution formelle de son cinéma. Ici, il récuse tous les artifices brillamment déployés dans Cette femme-là, dédale méandreux proche de l’univers de Lynch qui oscillait entre rêve et réalité. Et use de nouveaux effets – plus narratifs – pour inviter le spectateur à scruter le quotidien pas tranquille de personnages lovés dans leur fausse quiétude et leurs manies trop jolies. Le trouble naît du décalage. La peur découle des regards menaçants d’inconnus patibulaires. On vogue entre le songe lointain et le cauchemar familier tout en restant solidement rivé sur le plancher des vaches. Ce changement est sans doute accentué par la collaboration étroite avec Pierre Trividic, co-réalisateur de Dancing et scénariste très doué, qui a certainement poussé l’auteur naguère impassible à avouer des sentiments enfouis. Justifiant ainsi, vers la fin, lorsque la lumière prend le pas sur les ténèbres, une tendance à la dramatisation assumée (les personnages laissent enfin éclater leur détresse profonde sans se cacher derrière une ellipse).
Au cœur du récit, un sujet universel : la filiation. Comment vivre avec la mémoire de morts proches que l’on connaît peu ? Comment des traumas enterrés refont surface sans crier gare ? Comment vivre avec ses fantômes ? Des questions communes qui touchent des univers parallèles : Michèle Varin (Josiane Balasko) qui doit faire le deuil – impossible – de son fils ; François Manéri (Thierry Lhermitte), atteint d’une maladie incurable, qui part à la recherche d’une fille disparue avant de crever avec sa mouise existentielle. La partie central (celle avec Guillaume Canet, Jean Rochefort, Marie Gillain et Vanessa Paradis) raconte littéralement comment un fils doit faire la paix avec son passé tumultueux pour devenir père à son tour. La vraie progression dans cette trilogie de polar (Une affaire privée, Cette femme-là et La Clef) vient du cinéaste lui-même qui ne parle au fond que de ce qui lui tient à cœur et passe de la distanciation ironique à l’aveu de ses sentiments en tirant le rideau sur son goût singulier pour les univers décalés. C’est pourquoi on est finalement quelque part entre le film-somme (La Clef peut presque être considéré comme un reader’s digest très digeste) et le renouvellement à la fois visuel et narratif.
Film riche donc. Film passionnant, toujours, qui propose à chaque plan plusieurs histoires d’amour. Amour des intrigues polyphoniques savamment orchestrées. Amour de la beauté cachée de la laideur. Amour des acteurs tous contents de passer sous un rouleau compresseur et de révéler une facette insoupçonnée de leur palette émotionnelle. Amour des personnages secondaires campés par un casting ad hoc. Bref, amour sincère et infini du cinéma dans toute sa complexité. Tant de raisons multiples et variées qui donnent envie de succomber à chaque minute de cette sarabande anxiogène révolutionnant sans crier gare un genre rompu aux lieux communs. Incontestablement, la « clef » de l’intrigue pourra échapper à ceux qui n’auront pas envie de plonger dans ce grand bain de folie noire. Mais pour ceux qui aiment les spectacles solidement charpentés, adorent lire entre les lignes pour disséquer les moindres zones d’ombre et se délectent du quotidien qui déraille silencieusement, n’en jetez plus : c’est délicieux. Vraiment.