Cinéaste relativement méconnu malgré sa Palme d’or en 1972 pour La classe ouvrière va au Paradis, Elio Petri fut profondément marqué par une enfance modeste passée dans la banlieue ouvrière de Rome, qui imprégna l’ensemble de son œuvre. D’une filmographie marquée du sceau contestataire, se détache La Dixième Victime, improbable film d’anticipation sorti en 1965 qui, sous ses airs d’œuvre-capsule semblant résumer à elle seule les marottes esthétiques de son époque, porte un regard désabusé, quasiment cynique sur ses contemporains et les dérives – sombres et parfois prémonitoires – d’une société déjà à bout de souffle. Complètement fou, à la fois très noir et très pop, La Dixième Victime est une vraie curiosité à redécouvrir à l’heure de l’obsession hollywoodienne pour les grosses machines dystopiques.
It’s killing time !
La scène d’ouverture, à elle seule, vaut le détour : dans un New York filmé comme aurait pu le faire le Tati de Playtime dopé aux drogues de la Factory, un type en costume court après une brune impeccablement vêtue en Courrège. Il a un flingue, lui tire dessus à plusieurs reprises, elle lui échappe à chaque fois et semble s’amuser de cette situation effrayante dont les passants ne semblent aucunement se formaliser. Que se passe t‑il exactement ? Le montage nous montre en même temps un homme expliquant face caméra les règles du jeu monstrueux qui se joue : nous sommes au XXIe siècle (le futur donc, à l’époque où le film fut tourné), et pour enrayer la violence, de nouvelles règles ont été établies. Au gré d’un terrible tirage au sort, sont désignés des chasseurs et des victimes, le premier devant tuer le second, le second étant encouragé à se défendre et à éliminer le premier : que le meilleur gagne. Chacun pouvant, d’une épreuve à l’autre, être tour à tour chasseur ou chassé… Maigre lot de consolation : celui ou celle qui, au terme de dix chasses, parvient à en sortir indemne, touche une forte somme en guise de récompense.
La victime du chasseur de la scène d’ouverture n’est finalement pas celle qu’on croit : l’arroseur finira arrosé par sa redoutable proie, Caroline Meredith, d’une rafale de balles sortant du bustier de son costume ultra sexy de déesse pop (Mike Myers s’en inspirera notamment pour ses Austin Powers, dont les délires visuels puisent allègrement dans l’esthétique du film). Elle, c’est Ursula Andress, piètre comédienne mais femme sublime, idée de casting géniale pour ce rôle de femme fatale séductrice et glaciale, qui ne tarde pas à être troublée par la fameuse dixième victime du titre, celle qui manque à son tableau de chasse : Marcello, un Italien désabusé et charmeur, mi-dandy mi-gourou d’une secte d’illuminés qui pleurent sur la plage face au soleil couchant, interprété par un Mastroianni peroxydé et bronzé, plus beau que jamais. Caroline s’envole pour Rome afin de piéger Marcello, accompagnée d’une équipe télé qui, forte du sponsoring d’une marque de thé, compte bien filmer et retransmettre en grandes pompes l’exécution du play-boy…
Pop transgressive
S’inspirant très librement d’une nouvelle de Robert Sheckley, Elio Petri n’en fait en réalité qu’à sa tête, déconstruisant minutieusement son scénario à tiroirs pour y glisser ses propres commentaires alarmistes sur un monde dont il anticipait tout à la fois la perte de repères et les dérives fascistes au nom du bien commun. L’obsession sécuritaire, la banalisation de la violence et sa justification à des fins pseudo-pacifistes, la suprématie de la société du spectacle, les replis identitaires et religieux sont autant de sombres prémonitions que semble sans cesse contredire l’ambiance visuelle du film. Rayonnant de costumes bariolés, de bagnoles rutilantes, de meubles et décors psychédéliques, La Dixième Victime enchaîne les plans composés comme des tableaux de pop art, empilement des créations architecturales et design les plus folles, au milieu desquelles s’agitent des corps souvent saisis de transes, nappés de dialogues improbables hérités des séries B les plus farfelues et d’une musique guillerette qui semble si déplacée dans un contexte aussi sombre qu’elle en finit par être inquiétante. Difficile parfois de ne pas éclater de rire devant des perles telles que : « Je suis venue à Rome pour étudier le comportement sexuel de l’homme italien », débité avec le plus grand sérieux du monde par une Ursula Andress en costume lycra rose fuchsia dans une splendide décapotable à un Marcello Mastroianni impassible, mais La Dixième Victime vaut bien plus que son emballage un peu kitsch et le propos politique cher à Elio Petri trouve paradoxalement dans ce cadre une caisse de résonance intéressante : à ce titre, la fin qui n’en finit plus et l’ultime twist qui conclut le film sont autant de démonstrations des déchirements moraux du cinéaste, véritablement tiraillé entre l’espoir d’une sortie vers le haut par la seule force des sentiments humains et l’amer constat d’une humanité condamnée à la traîtrise et le désarroi. La Dixième Victime frôle en permanence l’auto-parodie sans que l’on puisse vraiment décider si c’est volontaire ou pas, mais ce charme borderline est ce qui fait de sa redécouverte, quarante ans après, un plaisir irrésistible qu’il serait dommage de bouder.