Lion d’or de la dernière Mostra de Venise, La Femme qui est partie n’est que le deuxième film de Lav Diaz, après Norte, la fin de l’Histoire, à connaître une distribution dans les salles françaises. Ces deux films ont en commun d’adopter une durée (autour de quatre heures) plus « accessible » que celles des autres long-métrages du cinéaste philippin, et de tirer leurs arguments narratifs de nouvelles russes (Crime et Châtiment de Dostoïevski pour Norte, Une histoire vraie de Tolstoï pour La Femme qui est partie). Un peu rapidement, certes, on pourrait déceler dans cette durée un mariage entre la langueur du cinéma moderne et l’ampleur narrative de la littérature russe du XIXème siècle, ce qui est à la fois partiellement juste et en même assez réducteur sur ce que ces quatre heures permettent de couvrir. Il y a en effet chez Lav Diaz une volonté de donner du temps à l’action jusqu’à ce que celle-ci déborde vers la stase, un goût pour les blocs de temps découpés avec sécheresse (l’immense majorité du film est composée de plans-séquences fixes et dépouillés de musique), ainsi qu’une attention toute particulière apportée à la digestion des événements.
Lorsque Horacia, un ex-institutrice libérée après trente années de captivité pour un crime qu’elle n’a pas commis, apprend la mort de son mari, il lui faut ainsi plusieurs minutes, plusieurs plans-séquences pour pleurer, penser aux années perdues, et enfin repartir de l’avant. Le film dans son entièreté peut être d’ailleurs lu comme la lente macération du désir de vengeance d’Horacia envers le responsable de son emprisonnement ; près de quatre heures pour apprendre peut-être à revivre après une terrible injustice, près de quatre heures, aussi, pour explorer les nuances et l’ambivalence de cette femme. Il n’en demeure pas moins que cette durée, si elle se fonde sur un parti pris narratif et esthétique tout à fait passionnant, ne doit pas susciter la déférence : La Femme qui est partie, comme Norte, n’est guère le film imposant qu’il paraît être à première vue, c’est au contraire une œuvre truffée d’aspérités, de limites et même de scories qui nourrissent sa singularité, que l’on ne pourrait réduire à ce rythme si patient et distendu.
Noir sur blanc, blanc sur noir
Lav Diaz, qui est aussi le scénariste, le monteur et le chef-opérateur de ses films, dresse avant tout le portrait d’Horacia par le biais d’une photographie en noir et blanc qui stratifie chaque plan en une suite de couches – strates blanches sur strates noires pour les scènes nocturnes, et strates noires sur strates blanches pour les scènes diurnes. Horacia, comme le dit l’un des personnages secondaires du film, est une femme qui « vient du noir », une présence qui occupe l’ombre dans la première partie du film – l’ombre d’un arbre alors qu’elle est sur le point d’apprendre sa libération, l’ombre de sa maison où la vieille femme fait le deuil de son mari et de sa vie volée, l’ombre de laquelle Horacia épie Rodrigo, l’ex-amant jaloux qui l’a fait accuser pour satisfaire sa haine, et enfin l’ombre blanche que devient le personnage, la tête recouverte d’une mantille immaculée, en arpentant les couloirs de l’église que fréquente l’homme dont elle souhaite se venger. Qui est donc vraiment Horacia ? Un ange vengeur, un fantôme qui intrigue jour et nuit la chute de son ennemi, une institutrice bienveillante, une taularde vindicative, ou une sainte qui vient au secours des pauvres et des démunis (une clocharde folle, un bossu vendeur de « baluts », une restauratrice boiteuse, etc.) ? Tout cela à la fois, tant les services et les grâces qu’accordent Horacia aux éclopés et aux êtres les plus fragiles sont plus ou moins discrètement teintés d’intérêt : pour l’un, il s’agira aussi d’obtenir des renseignements sur les habitudes de Rodrigo ; pour l’autre, on cherchera à savoir où trouver une arme, etc.
Sauf que ce beau portrait nuancé perd progressivement de sa subtilité à mesure que le personnage se rapproche d’une prostituée transgenre qui, on le devine rapidement, tient de substitut au fils qu’elle a perdu et qu’elle cherchera à retrouver dans le dernier temps du film. Face à Hollanda, Horacia apparaît comme une pure madone, une icône, ce que pointent les inscriptions religieuses placardés sur sa porte et qui se dévoilent d’ailleurs dans la scène où Hollanda, après avoir été violée et tabassée, s’effondre sur le seuil de la maison de l’héroïne. La vieille femme prend alors cette Marie Madeleine sous son aile, elle la soigne, la nettoie, dans des scènes qui consacrent peu à peu Horacia comme une figure christique. Déjà, en prison, elle était représentée, de par sa fonction d’institutrice, comme entourée de disciples, et c’est Petra, l’une de ses amies les plus proches, qui, telle Judas, se révélait à l’origine de la trahison (le film pousse d’ailleurs le parallèle jusque dans le suicide de Petra, prise de remords d’avoir trahi cette femme qui incarne à ses yeux la bonté même).
Étiolement de la vengeance
Bien entendu, il n’est guère anodin que Hollanda, pour qui Horacia semble exprimer une affection désintéressée, finisse par devenir plus ou moins involontairement l’instrument de la vengeance de l’ex-détenue. Mais en dépit de ce cheminement scénaristique, les longues scènes avec Hollanda contribuent davantage à la simplification du portrait d’Horacia, dont le désir de vengeance se dissout progressivement dans un altruisme plus univoque, aussi bien dans ce qu’il dit du personnage que de la société philippine (Norte, bien qu’un peu trop limpidement à charge, brillait davantage sur ce versant politique). Reste qu’il est assez beau de voir comment la soif de revanche de l’héroïne s’estompe minute après minute, sans que l’on ne puisse exactement cibler un moment de bascule où s’infléchiraient les velléités du personnage. Son changement d’inclinaison tient plutôt à un lent processus où l’attente de l’occasion de tuer se transforme peu à en peu en routine – en témoigne l’amitié qu’elle lie avec le « bossu », ce vendeur itinérant qui traîne aux alentours de la maison de Rodrigo. C’est aussi le paradoxe du film : alors que le portrait tend à se cimenter, le récit, lui, se liquéfie, jusqu’à une scène où Diaz filme soudainement caméra à l’épaule une plage où résonne de la musique – comme si la rigidité formelle de l’édifice vacillait en même temps que l’horizon de la vengeance, simultanément accompli et abandonné par Horacia. À partir de là, le film entérine d’ailleurs sa propre déliquescence et celle de l’héroïne : puisqu’elle a perdu son fils d’adoption à cause de sa part obscure, elle s’infligera le châtiment d’errer vainement à la recherche de son véritable enfant, de littéralement faire tourner son ombre en rond (c’est le dernier plan, très beau) dans le labyrinthe de ses tourments.