La musique est bien connue depuis une dizaine d’années : Hong Sang-soo ferait toujours le même film. C’est pourtant faux : si répétition il y a, entre les personnages de réalisateurs égotiques, les femmes mystérieuses ou malicieuses qui les remettent à leur place, et les longs plans-séquence de repas arrosés où panoramiques, zooms et dézooms se substituent au découpage, le cinéaste trouve toujours un moyen de dérouter. En dépit des ressemblances, chaque film ménage ainsi une place qui lui est propre au sein d’une filmographie toujours aussi singulière.
Première particularité de La Femme qui s’est enfuie, et non des moindres, il s’agit d’un film sans soju (mais avec tout de même un peu de makgeolli), donc sans ivresse. C’est probablement à cette inédite absence que tient en partie l’atmosphère de sérénité enveloppant le film. Si chez Hong Sang-soo la confusion des sentiments s’illustre souvent par une complexité dramaturgique et temporelle, La Femme qui s’est enfuie repose sur une structure on ne peut plus claire. Gam-hee (Kim Min-hee encore et toujours, quoiqu’un passage drastique chez le coiffeur l’ait métamorphosée), seule quelques jours pour la première fois depuis qu’elle s’est mariée il y a cinq ans, rend tour à tour visite à trois anciennes amies qui ont quitté la ville pour la campagne. Trois plans sur des cimes de montagnes font office de charpente au film, mais aussi de cadence, comme sur le rythme d’une valse apaisée : trois fois Gam-hee s’extasie du paysage et des bienfaits de la campagne, trois fois un garçon vient perturber la villégiature de ses plaintes, et trois fois Gam-hee répète qu’elle n’a pas quitté un seul jour son mari depuis qu’ils sont mariés, car selon lui, « les amoureux ne doivent jamais s’éloigner ». Ce refrain, en apparence amer, évocation d’une potentielle relation toxique laissée hors-champ, est toujours déclamé avec douceur, comme si Gam-hee n’avait aucun problème. Rien à résoudre, pas d’objectif, pas de besoin, au point que l’on se demande si Hong Sang-soo n’est pas parvenu à réaliser un parfait film sans drame, sempiternelle obsession de cinéastes tels que Jim Jarmusch ou Richard Linklater. Le film n’est en revanche pas avare en drôlerie, notamment dans son étrange rapport à l’animal, piste nouvelle pour le réalisateur, à travers une histoire de poules cruelles, une discussion naïve sur le végétarisme autour d’un plat de viande, et surtout une scène hilarante se déroulant sur le pas de la porte de Young-soon (Seo Young-hwa), où l’on voit un voisin se plaindre de la présence de chats dans la résidence, et qui s’achève par un inénarrable zoom sur un matou désinvolte.
Les vagues
Dans le dernier segment apparaît un autre film sans drame, un film dans le film que Gam-hee va voir deux fois dans le cinéma où elle croise une ancienne amie (et rivale amoureuse). On n’en voit qu’un extrait, une fois en noir et blanc, une fois en couleur : un îlot sableux, des vagues calmes qui peu à peu le recouvrent, et un enregistrement lo-fi d’une boucle d’accords de guitare acoustique en guise de bande-son. Il s’agit d’images enregistrées sur le tournage de Woman on the beach, qu’a réalisé Hong Sang-soo en 2006, film autrement plus cruel et torturé que celui-ci, qui porte d’ailleurs le titre d’un beau film de Renoir avec Joan Bennett, le dernier qu’il réalisa aux États-Unis, dans la douleur. Que ce morceau de cinéma aussi calme provienne d’un film tumultueux atteste – accidentellement sans doute – de l’effet d’apaisement de La Femme qui s’est enfuie. Comme avec le bouleversant Grass, qui semblait tissé de différents brouillons de scénarios qu’aurait retrouvé le cinéaste au fond d’un tiroir, La Femme qui s’est enfuie tire sa beauté de sa grande simplicité. La maturité du cinéma de Hong Sang-soo se situe sans doute là, dans la modestie d’une méthode épurée, précise et pourtant nonchalante. Isolée dans la salle, Gam-hee se sent bien. Nous aussi.