Le label « Capitale européenne de la culture » fait partie de ces dispositifs qui ont tendance à susciter l’unanimité : création d’emploi, prestige accru de la ville, investissements, grands travaux, stimulation du tourisme… autant d’arguments imparables pour mettre tout le monde d’accord. Alors qu’il s’intéresse à cette fameuse année 2013 à Marseille, le jeune réalisateur Nicolas Burlaud choisit justement de s’intéresser au processus visant à créer cette impression d’unanimité. Plus que la ville, plus que la fête, le documentariste filme une mise en scène. Cette idée pertinente va ainsi nourrir un regard qui vise avant tout autre chose à repolitiser la question de la ville comme espace de lutte, dans lequel une culture cherche purement et simplement à effacer les traces de celles qui l’ont précédée.
Filmer le spectacle
« Ceux qui se sont opposés, et bien je ne les vois pas » déclare d’un ton triomphant Jean-Claude Gaudin, sénateur-maire de Marseille. Cette phrase, nous l’entendons au début et à la fin du film. Entre-temps, la caméra de Nicolas Burlaud nous aura entraînés dans la ville pour assister à la mise en œuvre de ses mutations, se plaçant tantôt auprès de ceux qui l’organisent, ou de ses opposants. L’idée n’est pas d’organiser un débat contradictoire, et encore moins de compter les points, mais plutôt de dévoiler ce que révèlent les signes qui fleurissent un peu partout, alors que cette nouvelle Capitale de la culture s’apprête au spectacle.
Car la manière de considérer cet espace ne peut être unique, contrairement à ce qu’affirme son maire. Elle dépend forcément du point de vue de qui l’observe. Elle peut ainsi être un plan théorique tracé sur une grande feuille blanche, que l’on découpe comme un gâteau. Elle peut aussi être quadrillée, scrutée au travers d’écrans de vidéosurveillance comme dans cette incroyable séquence où le documentariste se faufile dans la soirée d’inauguration du système, en présence du ministre de l’intérieur venu assister à une interpellation en direct. Elle peut enfin être entendue via le récit d’une habitante interloquée par ce que ladite capitale propose à son quartier.
Véritable film fauché qui assume son économie de moyens, La fête est finie tire profit de la mobilité de ses cadreurs. Ils enregistrent ainsi ce que tout le monde peut voir, mais ne voit pas forcément. La violence du processus de redéfinition de la ville se révèle alors par la confrontation des images au mythe du Cheval de Troie, dont des extraits sont lus en off. En plus de politiser le propos (la Capitale de la Culture serait l’équivalent du piège introduit dans la ville autour duquel on danse), ces lectures participent au constat mélancolique que la ruse a désormais remplacé l’affrontement direct. D’ailleurs, l’idée d’une lutte véritable semble tellement éloignée désormais que même le vocabulaire militaire employé dans la campagne de communication à propos des grands travaux ne semble plus choquer personne.
Ce qui n’est pas, ou plus, ou pas encore
« Reconquête », « machine de guerre », ces termes que l’on entend désormais si souvent, se voient ainsi suivis de cette pertinente question : contre qui ? Ces termes évoquent effectivement le combat de deux cultures, celle issue de l’histoire de la ville, contre celle qui permettrait à Marseille de « briller à l’international ». Tandis que les derniers reliquats de l’héritage conflictuel de la ville sont méthodiquement effacés pour laisser place à de grandes esplanades et des immeubles de bureaux, on organise des défilés en costumes pour célébrer un passé industriel révolu. Dans La République Marseille, Denis Gheerbrant avait déjà abordé cette question du processus d’effacement de luttes anciennes, que l’on préfère voir sombrer dans l’oubli, ou plus insidieusement rangé dans les rayonnages du « patrimoine commun ». À l’arrivée, en lieu et place de ces anciens espaces chargés d’histoire, se trouvent des « lieux de représentation spectaculaires qui mettent tout à distance, qui s’interposent entre nous et le monde », pour reprendre un bel extrait de la voix off de La fête est finie.
Nous voilà donc en présence d’une démarche modeste, mais néanmoins précieuse. Au-delà d’une simple démonstration alimentant une position militante, le film s’attache à restituer les questions qui auraient dû se poser, et qui ont été étouffées sous la mise en scène d’une unanimité factice. À l’ère de la prolifération des images dédiées à la communication, filmer ce qui est rendu invisible est une démarche nécessaire. Car si certains proclament un peu précipitamment que l’on « ne peut plus voir » ceux qui s’opposent à eux, Nicolas Burlaud est de ceux qui travaillent à ce que nous, spectateurs, puissions bel et bien continuer à suivre les contours de « ce qui n’est pas, ou plus, ou pas encore ».