La Maman et la putain commence au sortir d’un lit et se termine genou à terre. Le film de Jean Eustache épouse la trajectoire d’une chute, celle d’Alexandre (Jean-Pierre Léaud), dont le visage déformé par un fugace rictus est l’image qui reste : celle d’une déchirure. Cette bouche pleine de mots n’en finissant pas de déverser des paroles y grimace nerveusement une dernière fois, comme sous l’effet négatif de son propre trop-plein. Réduite subitement au silence, elle ne cesse pourtant pas tout à fait de se taire et s’ouvre encore pour dire la souffrance d’un corps perdu, chahuté, stupéfait d’être ainsi tombé de haut. Beau parleur et volontiers ratiocineur, Alexandre se pensait maître de lui et se révèle in fine fantoche. Sa facilité d’élocution dont le dotait un intellectualisme altier assorti d’un dandysme opiniâtre trompait son monde : parler est mentir. Devant la caméra impassible d’Eustache – cet œil qui laisse faire –, la chair trahit l’imposture du discours pour mieux donner la seule parole au corps. Ce corps « parlé » que l’on voit alors vraiment.
Alexandre chute et on pense alors au Désespéré de Gustave Courbet, à cette détresse saisissante qui envahit le visage du personnage peint, à cette même folie semblant le dévaster de l’intérieur. Comme lui, La Maman et la putain constitue un autoportrait et l’aspiration qui les fonde est similaire : leur art est un miroir tendu à eux-mêmes témoignant d’une intranquillité et d’une ambiguïté fondamentale. Après tout, du célèbre désespéré, on ne sait s’il s’arrache les cheveux ou les remet en ordre. Quant à Alexandre, on ignore également si c’est la réaction nauséeuse de Veronika (Françoise Lebrun) après sa demande en mariage ou les remords d’avoir cédé à un instant de faiblesse qui le mettent dans un état pareil à la fin du film. Alexandre tombe d’abord dans ses contradictions et les travers de son jeu. Comédien, Jean-Pierre Léaud l’est au moins trois fois dans La Maman et la putain : en jouant d’abord le rôle d’Eustache ; ensuite en incarnant un personnage rompu aux us et coutumes d’un petit théâtre social (langagier et vestimentaire) parfaitement codifié mais chimérique ; et enfin en étant tout simplement lui-même à l’écran. Plusieurs fois d’ailleurs, à l’instar de Courbet, Alexandre est filmé devant un miroir en train de se passer les doigts dans les cheveux, manière pour l’acteur de s’autocontempler. Mais qui est-il alors ? Qui regarde qui à cet instant ? À la fin du film, assis sur le sol, il n’a plus la force de se poser la question : sa main droite trésaille, une onde semble parcourir tout son corps, entre excitation et abattement. Narcisse est foudroyé, peut-être enfin devenu un autre.
« Saute Narcisse ! »
Souvent, Alexandre parle pour ne rien dire. Après avoir écouté à la radio le « prédicateur du petit matin », voici qu’il lui emboîte le pas avec une espèce de logomachie transformant la moindre anecdote en événement digne d’intérêt. Il s’écoute parler comme il écoute le transistor. Sa présence se résume à une voix qui clame son récit, à un corps qui parle « avec les mots des autres », comme il le dit lui-même. Alexandre incarne un spectacle à lui tout seul. À ses côtés et adossée au mur, Veronika l’observe plus qu’elle ne l’écoute. Placide, elle esquisse parfois un sourire ou tire une taffe sur sa cigarette : elle fait moins face qu’elle n’est simplement en face. Alexandre ne lui en demande pas plus : d’être une surface sans profondeur sur laquelle il puisse se refléter – encore un miroir qui le regarde. Sa longue tirade fait d’ailleurs suite à une « vieille chanson » que la jeune femme entonne spontanément pour qu’il l’écoute, elle, plutôt que ses vinyles. Manifestement désarçonné, il saisit aussitôt sa radio, comme si ce chant bouleversant et le trouble occasionné devaient être neutralisés pour qu’il puisse continuer à jouer les premiers rôles. La mise en scène d’Eustache ne manque pas de le lui donner : il cadre de profil les deux personnages disposés à la même hauteur sur le lit, mais le temps de parole dévolu à Alexandre focalise toute l’attention sur lui et efface peu à peu Veronika, muette et presque transparente. Avant que le cinéaste ne la fasse carrément disparaître du cadre en achevant la séquence sur le visage grave et angoissé d’Alexandre, un gros plan bientôt happé par un fondu au noir. À ce moment-là, le contrechamp n’existe plus. Les yeux tournés vers nulle part, l’homme est seul et nu, il parle enfin pour dire quelque-chose de lui-même. « J’ai peur, je ne voudrais pas mourir » conclut-il. Des mots qui sonnent comme un aveu : derrière le flot de paroles se niche le désarroi de ne plus être là. Se taire, pour le personnage et l’acteur, n’est-ce pas déjà mourir ?
Faire taire la mort (en soi), tel pourrait être le dessein des personnages d’Eustache. Ils s’évertuent à vivre sans mesure, à mourir de ne pas mourir, comme dirait Bataille. On ne trouve nul apprentissage ni « gai savoir » chez le cinéaste, mais plutôt une méditation douloureuse et mélancolique sur la vie lestée du poids de la mort, cette vie que l’on passe son temps à faire semblant de vivre, jusqu’à l’épuisement et la chute. « Je n’ai pas la vocation de la vie » clame Alexandre vers la fin du film avec la conscience aigüe de celui que la mort est venue humilier. Dans La Maman et la putain, on (se) donne la mort, fût-elle petite ou symbolique, plus sûrement que la vie. Et cela ne relève pas des prérogatives du seul Alexandre. « Je voulais tuer le temps en attendant Jean, et bien j’ai tué Jean » lui rapportera Veronika au sujet de leur rencontre dans un café, alors qu’elle y patientait pour retrouver son précédent amant. Le film tient tout entier dans cette instabilité, voire cette réversibilité des sentiments, dans une périlleuse géographie de l’intime qui force sans répit les personnages à louvoyer, à dévaler ou à gravir des pentes glissantes, à s’enflammer ou à renoncer à avancer. Il faut ainsi croire Alexandre à la lettre lorsqu’il prétend : « Je ne fais rien mais j’ai une vie bien remplie ». Toute une vie n’est en effet pas de trop pour s’occuper à vivre comme un condamné.
Cesser de faire
Au mitan de La Maman et la putain, le fondu au noir qui recouvre le visage de Jean-Pierre Léaud après son aveu avale aussi le film complètement. Il procède à un renversement où s’origine dans l’ombre, voire le néant, un nouvel horizon porté par celle qu’Alexandre s’appliquait à ne pas entendre : Veronika. Dès le plan suivant, Eustache la filme allongée sur le côté comme un modèle lascif de Courbet. N’en déplaise à son amant, c’est désormais elle qui pose dans le plan, bouleverse l’ordre établi et va prendre l’ascendant (« Vous devriez changer les draps »). Le cinéaste finira même par lui offrir l’une des scènes les plus magnifiques de l’histoire du cinéma. Beaucoup de lignes ont déjà été consacrées au monologue de Veronika et à la performance « désespérée » (Courbet encore) de Françoise Lebrun. Mais ce qui émeut ici tient surtout à la manière dont Eustache, tel un peintre, en brosse le portrait fuyant. Tandis qu’il filmait Alexandre immobile, Veronika ne cesse de tourner la tête de gauche à droite, comme si elle se refusait à être cadrée de face, sinon saisie, traversée de part en part par les élancements du chagrin. Si Alexandre parle comme un livre poussiéreux, sa partenaire a la beauté des pages arrachées au silence. Contrairement à lui, elle « ne joue pas la comédie » : ses mots sont simples, crus, d’un bloc et sans savoir-dire apparent. Au point qu’elle finit par battre en brèche la notion même de représentation, imposant un corps qui n’est pas soucieux de soi, ni de corriger ses défauts. Respectant pourtant au mot près le texte d’Eustache, Françoise Lebrun cesse de faire – ce qu’elle sait faire.
À qui appartiennent les larmes qui coulent à la fin de La Maman et la putain : à la maîtresse d’Eustache, à Veronika ou à l’actrice Françoise Lebrun ? La réponse importe moins que le portrait en miroir filmé par le cinéaste et ce qu’il donne à voir au-delà des mots. En se livrant plus que de raison, Veronika laisse Alexandre bouche bée. Elle ne lui coupe pas seulement la parole, elle la lui en prive et l’efface à son tour du cadre pour mieux s’exposer. Et si la scène dure bien au-delà de ce qu’elle devrait durer, c’est qu’il faut faire acte de patience, sinon de persévérance, pour que ce visage expressif, sublimé par la photo de Pierre Lhomme, dise tout ce qu’il doit au cinéma muet et parvienne à sortir de lui-même pour s’exorbiter : être tous les visages à la fois. Du portrait, justement, Jean-Luc Nancy écrivait, dans le Regard du portrait, qu’il était « d’abord et pour finir un rendez-vous » marqué par la dissolution et la résolution du sujet. Soit dans le même temps l’abattement de celui qui se rend et son accomplissement né d’une rencontre « face à face ». La Maman et la putain tient de ce rendez-vous : on y tombe de soi pour mieux se retrouver dans le regard d’un autre.
N.B. : Je me rends compte, en achevant ce texte, que « la maman » en est absente. Le personnage joué par Bernadette Lafont est pourtant partout ici, se débattant entre la vanité de l’un et la cruauté de l’autre. Comme une ombre portée, il est logé entre les lignes comme il l’est entre les deux amants. C’est sans doute le propre d’un film aussi « vivant » que celui d’Eustache de se laisser habiter par un regard qui ne garde pas tout. Un regard qui n’aura de cesse de le défaire et de le refaire, comme on fait son lit.