Après la comédie Les Barons, le réalisateur belge Nabil Ben Yadir s’attaque à la mise en fiction d’un sujet important : la marche pour l’égalité et contre le racisme menée à l’automne 1983 par des jeunes de Vénissieux, entre Marseille et Paris. Avec un souci d’exactitude certain, La Marche revient sur des événements majeurs pour la prise de conscience collective d’une diversité ethnique et sociale croissante dans la France des années 1980. L’engagement sincère du réalisateur et de son équipe transpire dans ce film, où les bonnes idées de réalisation sont contrebalancées par une tendance fort pesante au mélodrame.
Se souvenir des belles choses
Les noms ont été changés, mais l’histoire se veut la plus proche des faits réels. Dans la cité des Minguettes, près de Lyon, Mohamed (Toumi Djaïdja dans la réalité) se fait tirer dessus par la police alors qu’il tente de porter secours à Hassan, attaqué par un chien policier. À sa sortie de l’hôpital, ses copains parlent de vengeance, mais Mohamed propose une marche pacifiste à travers la France pour sensibiliser le plus grand nombre à l’augmentation des violences et crimes racistes et s’insurger contre le statut de citoyen de seconde zone dont souffrent les jeunes nés en France de parents immigrés. L’entreprise paraît un peu folle, mais elle est soutenue par certains habitants du quartier et des figures associatives locales. Une poignée de marcheurs quittent ainsi Vénissieux le 15 octobre, en compagnie du prêtre-ouvrier Christophe Dubois (Christian Delorme en 1983). De ville en ville, les marcheurs rencontrent l’indifférence, l’ignorance, le rejet, la violence, mais aussi le soutien, la solidarité, la volonté d’échanger. Le 3 décembre, ils arrivent à Paris où 100 000 personnes (selon la légende) sont rassemblées pour participer à l’étape finale de ce mouvement, avant que les marcheurs permanents ne soient reçus par François Mitterrand. Leur action se solde par la reconnaissance pénale des crimes racistes et l’obtention du permis de séjour de dix ans pour les étrangers, quand bien d’autres de leurs revendications restent lettre morte.
La reconstitution fictionnelle entend témoigner d’une réalité historique, quand les discours médiatiques et politiques ont pu, par la suite, transformer les enjeux de la Marche pour en donner une vision souvent considérée comme réductrice et biaisée. Ainsi Nabil Ben Yadir met en valeur la dimension apolitique d’un mouvement emmené par des citoyens ordinaires d’origines ethniques et de confessions religieuses variées (ce second point n’étant jamais déterminant dans l’esprit des marcheurs). Le film vient donc contrecarrer l’idée d’une « Marche des Beurs » à l’esprit communautaire. Qu’ils soient d’origine algérienne, marocaine, portugaise, italienne ou même québécoise, les personnages de La Marche expriment un même ras-le-bol face au phénomène de relégation liés leur identité à la fois ethnique, culturelle et sociale. Face à la densité d’un tel sujet, les choix esthétiques s’avèrent essentiels pour déterminer une posture cinématographique. L’élégance de la photographie, jouant sur la désaturation des couleurs, protège La Marche des tics encore fréquents du film social, où un certain misérabilisme visuel (grain épais, caméra tremblante) est souvent confondu avec une volonté de réalisme et d’authenticité. Dans sa démarche de réalisation, Nabil Ben Yadir pense aussi les spécificités de son rapport aux événements. Né à Bruxelles de parents maghrébins, ce jeune réalisateur a quatre ans lorsque les marcheurs entament leur procession vers Paris. Son regard cinématographique relève donc à la fois du fantasme, de l’admiration et de l’adhésion à des événements aux contours flous. Ainsi il ne reconstitue pas le début des années 1980, mais développe un imaginaire de cette période dans la lumière, les décors, les costumes, les façons de parler. La Marche s’affiche alors comme un voyage impressif et non une seule déambulation géographique. Les choix de réalisation réfléchissent une position particulière par rapport aux faits racontés, jusque dans la pratique de l’ellipse, rendant plus frappante la violence subie par des marcheurs pacifistes (comme lors de l’agression de la jeune Mounia au dos tailladé d’une croix gammée).
Bonnes intentions, mauvais choix
La Marche est un film à géométrie variable. Si on doit reconnaître la qualité de l’écriture et de la direction d’acteurs dans la gestion d’un casting choral, on ne peut passer outre une tendance très marquée pour les bons sentiments. Réduit à neuf pour les besoins pratiques du récit, le groupe des marcheurs permanents est exploré dans sa pluralité : du leader tranquille au copain solidaire, de la militante un brin hargneuse à l’étudiante peu convaincue, du voyou déterminé à la lesbienne reniée par sa famille. Mais le développement progressif de leurs histoires personnelles, certes nécessaire à la scénarisation fictionnelle, donne lieu à des scènes à l’humour lourd (comme les moqueries sur le surpoids du gentil Farid) ou au romantisme surfait (comme le traitement de l’amour naissant entre Mounia et Sylvain). La mise en fiction fonctionne sur une dramaturgie du saupoudrage émotionnel.
L’atmosphère musicale vient constituer un patchwork mémoriel dès le générique, où Hexagone de Renaud accompagne des images d’archives pour réviser le début des années 1980 en quelques minutes. Par la suite, l’effet juke-box s’installe tranquillement, quand la musique originale ne vient pas couvrir de sentimentalisme des scènes qui n’en avaient pas besoin. Cet usage poussif de musique commentative arrive à son apogée dans la dernière séquence devant la gare Montparnasse, où la minute de silence en souvenir des victimes de crimes racistes est encombrée d’une musique d’écran pour bien nous faire comprendre à quel point tout cela est triste… La Marche est engoncé dans une atmosphère mélodramatique, où l’accent est mis sur les violences faites aux marcheuses, comme si leur fragilité était plus apte à toucher que la souffrance masculine… Pour sensibiliser, on ne se contente pas des faits réels qu’on entend défendre, mais on ose la surenchère dans la figuration d’une solidarité et d’une détresse par le recours à des ficelles stylistiques usées. Espère-t-on draguer ainsi un jeune public qu’on suppose (sûrement à tort) peu intéressé par cette histoire ? Cherche-t-on à rendre « sexy » et universels des événements hexagonaux par ce voile de mélodrame lisse ?
La Marche n’est pas exempt de contradictions dans sa démarche engagée… Les dialogues revendiquent l’apolitisme du mouvement, également rappelé dans un carton final : aucun marcheur permanent n’a fait partie de SOS Racisme, créé jour pour jour un an après le début de la marche. Pourtant, à plusieurs reprises, le film cite subrepticement le logo de cette association, liée au parti socialiste et aux mouvements trotskistes, par des gros plans insistants sur des mains ouvertes, rappelant la main jaune « Touche pas à mon pote ». Cet effet est prolongé par la promotion du film, où le geste de la main ouverte et tendue vers l’avant est repris par chaque acteur dans les déclinaisons d’affiches. La Marche ne semble pas savoir sur quel pas régler le sien et joue la confusion pour attirer l’attention. Malaise…
En sortant quelques jours avant l’anniversaire de la fin de la marche pour l’égalité et contre le racisme, célébrée le 3 décembre 2013, le film de Nabil Ben Yadir cherche à s’inscrire dans un élan circonstanciel pour conserver la mémoire historique des faits et mieux penser des problématiques sociétales au présent. L’événement a déjà fait et doit encore faire l’objet de différentes conférences et de films documentaires cette année. Par le prisme de la fiction cinématographique, la marche pour l’égalité et contre le racisme tendrait ainsi à devenir un modèle de désobéissance civique, envers parfait des révoltes des banlieues de 2005. Ces deux mouvements nés en banlieue, du fait des jeunes, apparaissent dès lors comme les expressions antithétiques d’une même colère et d’un même malaise. Mais La Marche ne juge et ne sanctionne pas : le film rappelle un passé peu connu des moins de trente ans et souvent mal interprété dans le tourbillon médiatique des années 1983 – 1985. L’entreprise de réhabilitation et de sensibilisation est louable, mais demeure bancale.