Il nous reste la nuit était le titre original de La Marcheuse. Et il colle bien mieux à la nature du long métrage, en dit bien plus sur sa dimension charnelle et universelle. La Marcheuse n’est pas qu’un film sur la prostitution des femmes chinoises à Paris. Se référant au Happy Together de Wong Kar Wai, ou à Intimité de Patrice Chéreau, Naël Marandin cherche plutôt à travailler les rapports de pouvoir et de domination, à montrer comment ils marquent les corps et influencent leurs rencontres.
« Tomber amoureux, au cinéma, c’est souvent être emporté dans un tourbillon, comme cueilli par une vague », dit Naël Marandin. « Tomber amoureux, dans la réalité, cela peut revenir à apprécier le bel appartement de celui ou celle qu’on convoite. Toute relation est traversée de questions matérielles, pragmatiques, mais ce n’est pas moins tomber amoureux. Les sentiments ne sont pas indépendants de la sphère sociale. »
Sur le générique de début, les geignements d’un homme se font entendre. Est-il en train de faire l’amour ? Est-il un client de la marcheuse ? Il s’agit en fait de Kieffer, l’homme chez qui l’héroïne, Lin, et sa fille adolescente habitent. Il est riche mais impotent, dépendant donc, presque à la merci d’une sans-papier qui joue pour lui le rôle d’assistante de vie. Plus tard, alors que Kieffer (superbe Philippe Laudenbach) fait une crise d’angoisse nocturne et que Lin vient à son chevet, la caméra s’arrête sur la main du vieil homme qui s’approche tout près de la cuisse dénudée de la marcheuse. Ce n’est qu’un geste absent, une possibilité suggérée, mais cela dit bien ce que Naël Marandin veut mettre en scène.
Huis-clos
La Marcheuse arrive parfaitement à rendre compte d’une incessante circulation du désir. Le film commence comme un thriller. Un voisin, un voyou, Daniel, vient se planquer dans l’appartement de Kieffer pour échapper aux mafieux qui lui réclament de l’argent. Mais jamais la référence au genre n’ira pas bien plus loin. Ces codes ne font que planter un décor, que créer le huis-clos voulu. Imperceptiblement, le film se recentre autour de l’appartement de Kieffer, se perdant dans ses couloirs et ses pièces nombreuses. Il y a bien encore quelques trouées à l’extérieur, comme une superbe séquence d’anniversaire dans un karaoké. La drague qui s’ensuit entre les prostituées chinoises et des policiers présents sur place en dit d’ailleurs beaucoup sur l’ambiguïté de ce qui se joue dans la rue.
Mais l’essentiel est ailleurs. Ce n’est pas la relation qui se noue entre Lin et Daniel, même elle n’est pas inintéressante, traitant encore et toujours des rapports de domination, en montrant que le faible peut devenir le fort, qu’il n’y a pas de situations figées. Subissant l’incruste de Daniel, qui met en danger son fragile Éden, elle retourne la situation en sa faveur, en lui proposant de rembourser sa dette s’il se marie avec elle.
Non, notre intérêt se fixe en réalité sur Cerise, la fille de Lin. Sous ses primes allures d’adolescente sage, Cerise devient au fil du récit un personnage fascinant, trouble, et finalement le véritable moteur de l’histoire. Elle est toute entière traversée par la transgression morale de sa mère, vole dans les magasins sans en avoir la complète nécessité. Puis elle court dans les rues de Paris, comme une dératée, le sourire aux lèvres, comme si ce forfait était une libération. Quand elle se rapproche du voyou parasite, se met à le draguer ouvertement, le film se met à littéralement irradier.
Cerise n’est plus la représentante d’une communauté précise, mais un véritable personnage de fiction, d’une folle présence au monde. Issue d’un casting sauvage, Louise Chen, qui l’interprète, est la découverte de ce beau premier film de Naël Marandin.