Nous sommes au cœur des Pyrénées espagnoles, en pleine campagne. Dans les champs de tournesols, un meurtre a eu lieu. Et le coupable sillonne les routes en quête de chair fraîche. Quelques jours plus tard, une jeune femme qui accompagnait une équipe de spéléologues est violemment agressée par celui qui semble être le tueur du premier meurtre. La Nuit des tournesols, autre petite réussite nichée dans l’anonymat estival, sorte de thriller cotonneux, dessine en empruntant les oripeaux de la chronique polyphonique une réflexion sur l’avidité et la culpabilité et retient l’attention pour son atmosphère envoûtante, sa pudeur déchirante et son secret vital. On connaît des films moins ambitieux pour leur public.
De manière trop fréquente, le film choral et ses ficelles humanisantes laissent toujours craindre le pire dans le registre de la réflexion sur les hasards et les coïncidences de l’existence et suspecter des écueils du genre plombants (facilités, invraisemblances, raccourcis psychologiques etc.). Surprise : avec ses menus moyens, l’ambitieux réalisateur Jorge Sánchez-Cabezudo (patronyme à retenir) n’a rien du petit opportuniste. Tout d’abord, il ne se contente pas de surfer sur un effet de mode et filme avec sa caméra scalpel des individus qui tentent de faire face à des situations moralement ignobles. Loin des émules de pacotille, notre ami échappe aux dissertations lelouchiennes pour raconter une histoire simple dont le traitement alambiqué apporte un point de vue nouveau. L’intérêt réside donc dans le montage savamment pensé et la manière habile dont le réalisateur nous donne à comprendre des informations.
Sans en avoir l’air, le contexte (la traque d’un assassin dont nous connaissons l’identité dès les premières images) sert de moteur à une étude de caractères plutôt bien vue. Jorge Sánchez-Cabezudo, à la fois réalisateur et scénariste de ce premier long (inutile de préciser que ce ne sera pas le dernier) donne une large part aux zones d’ombre des personnages pour dire des choses profondes sous une apparence ordinaire : comment une mauvaise rencontre peut-elle bouleverser une vie ? Comment la vengeance travaille-t-elle au corps et à la raison ? Comment la misère sexuelle crée-t-elle de sinistres ravages ? À la manière du maître Robert Altman et du disciple Ray Lawrence (qui prochainement va réitérer la riche formule de Lantana avec Jindabyne), le cinéaste prend à contre-pied les attentes policières, détaille les soucis de personnages perdus dans leurs ambivalences morales avec la précision d’un métronome et renvoie nerveusement par son aspect viscéral et frondeur au bon cinéma infréquentable des années 1970. Celui des « rape and revenge » et des séries B qui n’avaient pas peur de s’asseoir sur la bienséance. L’absence de moralisation et l’acuité du réalisateur pour traquer le quotidien qui déraille font ainsi oublier les quelques lourdeurs pardonnables compte tenu la générosité du projet. Le cinéaste est à l’évidence enclin à faire découvrir de petites expérimentations au spectateur rompu aux clichés.
La fameuse règle des climax, inhérente au genre, est délicieusement chamboulée. La scène de viol filmée crûment arrive en plein fouet dès les trente premières minutes pour qu’on subisse le traumatisme de l’héroïne et comprenne les conséquences néfastes qu’il va induire chez les deux hommes qui l’accompagnent. Par la suite, toute une galerie de personnages se dessine (personnage aveuglé par la vengeance, flic corrompu et vénal) et plus le film avance, plus il devient complexe. Tout l’art de Jorge Sánchez-Cabezudo réside dans son humilité, sa discrétion et son absence totale de pose ou de prétention. Loin de sombrer dans la caricature, sa peinture des relations humaines est juste et la toile de fond du whodunit est élégamment court-circuitée. Pendant tout le film, le serial-killer présumé vagabonde et personne ne s’en soucie. Comme si le monstre était caché au fond de chacun. En simulant la légèreté (photo éclatante, rythme émollient), le cinéaste amplifie subtilement la gravité sans s’appesantir ni s’abîmer dans la réduction socio-psy. La noirceur, totale, fustige toute forme de complaisance et assure au contraire la cohérence d’un film qui ne triche jamais avec ses personnages, dont les actes correspondent à une éprouvante logique. Sa modestie et son honnêteté emportent tout sur leur passage. D’un bout à l’autre, on pénètre dans ce film, jamais avare en bonnes surprises, avec l’impression d’errer dans un champ de blé et la possibilité de tomber à chaque faux pas sur un cadavre errant.