Ce début d’année aura été marqué par la sortie rapprochée de deux films héritiers du cinéma de Rohmer. Dans Venez Voir de Jonás Trueba, deux couples d’amis reprennent contact après le confinement ; dans La Romancière, une écrivaine (Lee Hye-young) rend visite à une amie libraire qu’elle n’a pas vue depuis longtemps, croise par hasard un cinéaste et son épouse, puis fait la rencontre d’une actrice qu’elle admire (Kim Min-hee). Tourné en pleine période de restrictions sanitaires, le film de Hong Sang-soo prolonge de la sorte certaines interrogations posées par celui de Trueba : que dire à un ami perdu de vue ? Peut-on pleinement retrouver la vigueur d’une relation passée, ou vaut-il mieux inventer une nouvelle manière d’être ensemble ? Chez Hong Sang-soo, ces retrouvailles passent d’abord par un temps d’appréhension au moment de reconnaître un compagnon : un léger flottement ouvre les séquences, comme si un laps de temps était nécessaire pour associer un corps au souvenir que l’on a gardé de lui.
Comme à son habitude, Hong Sang-soo décline une même situation au gré de plusieurs variations. Toute sa filmographie repose sur ce jeu de différences et de répétitions, aussi bien entre ses films qu’entre les pans d’un même long-métrage – tendance dont Un jour avec, un jour sans reste à ce jour l’aboutissement. Ces fluctuations renforcent toutefois un sentiment paradoxal de familiarité, puisqu’elles invitent à discerner les quelques disparités qui distinguent les situations les unes des autres. Chaque film vient ainsi se superposer aux autres, pour former un palimpseste dont les différentes couches se sédimentent en un léger brouillard estompant les contours indéfinissables des personnages. Les situations sont ici toujours filmées avec la même économie : un cadre moyen en plan séquence. Au lieu d’un découpage serré, qui expliciterait les pensées et les émotions des personnages, Hong Sang-soo laisse le champ libre et nous permet d’agencer notre propre montage, en scrutant les moindres détails du plan. On isole des micro-gestes, on évalue les sourires des uns et le silence des autres, on compare les réactions. Ainsi des premières retrouvailles. Si elles sont d’abord engourdies dans un échange de banalités, les trois personnages qui occupent la scène réussissent finalement à inventer une nouvelle façon de communiquer. C’est en l’occurrence par l’apprentissage d’une phrase en langue des signes que quelque chose se transmet. Par mimétisme, chaque personnage reproduit le mouvement de son voisin ; d’un geste à l’autre, trois femmes accordent leurs rythmes et finissent par habiter collectivement le plan. À l’inverse, les corps restent parfois disjoints les uns des autres, comme lorsque l’écrivaine, un peu plus tard, rencontre par hasard son ancien ami cinéaste. Les rires gênés, les silences embarrassés et les reproches à peine dissimulés dissocient cette fois les figures ; la romancière a beau détourner le regard, le contre-jour surexposé semble l’enfermer dans le cadre. De cette manière, une circulation particulière des affects s’invente au creux des scènes. On appréhende ainsi différemment un même compliment adressé par deux fois à la romancière : dans un cas, il relève d’une pure flatterie mondaine (l’écrivaine le retourne mécaniquement, par réflexe), dans l’autre, il est la marque d’une sincère reconnaissance de la singularité d’autrui.
Le heureux hasard
La Romancière… met par ailleurs encore en abyme le cinéma de Hong Sang-Soo, non par l’entremise, comme souvent, d’un alter ego (ici, le personnage de cinéaste est secondaire et antipathique), mais au travers d’un film dans le film, réalisé par l’héroïne, qui perpétue le style particulier du cinéaste. Sans être tout à fait un documentaire ni une véritable fiction, ce film tourné en quelques jours est uniquement motivé par le désir de filmer une actrice qu’elle apprécie, dans une logique opposée aux films commerciaux et aux publicités dont elle se moque devant son ami metteur en scène. On finira par en voir, avant le générique de fin, un petit extrait, constitué de quelques plans entièrement dévoués à la beauté du visage rayonnant de Kim Min-hee, en train de confectionner un bouquet de fleurs. L’émotion produite par ces plans tient autant à la présence de l’actrice qu’au geste qui les guide, à savoir le désir de filmer un être aimé. Plusieurs films hantés par la crise du Covid-19 (Venez Voir ou Journal de Tûoa de Miguel Gomes) ont eu, de façon analogue, recours à la mise en abyme pour réaffirmer la puissance propre au cinéma à mettre en relation les individus, par exemple à la suite d’une période d’isolement généralisé. C’est l’un des horizons de l’art que de créer un monde commun, qu’il s’agisse de la lecture d’un livre inspirant les protagonistes de Venez Voir, ou la réalisation d’un film rapprochant ceux de La Romancière et de Journal de Tûoa.
Les plans filmés avec une petite caméra numérique chez Hong Sang-soo sont à la fois dérisoires et essentiels ; dérisoires dans leur simplicité, et essentiels dans la manière dont ils réinventent la possibilité d’un « nous ». Mais la beauté de ces derniers plans naît aussi de l’écart entre la permanence de l’image cinématographique et la singularité absolue d’un instant éphémère. En ce sens, le titre français de La Romancière, le film et le heureux hasard, dit quelque chose de la façon dont le cinéma de Hong Sang-soo reste toujours ouvert aux aléas du réel. Ce qui perdure dans la mémoire réside moins dans les circonvolutions des récits que dans les acmés cristallisant notre attention. C’était ce chat invitant à un étonnant recadrage dans La femme qui s’est enfuie, et c’est ici le visage d’une fillette qui apparaît derrière la fenêtre d’un café et fixe les actrices en train de discuter. Point noir venant s’imprimer sur la surface numérique d’un contre-jour surexposé, une telle irruption fait événement. Elle suspend toute logique interprétative, en imposant l’évidence de sa tranquille présence. Les émotions que produisent les films de Hong Sang-soo reposent sur ce bel équilibre, entre une paradoxale familiarité et l’irruption d’un hasard agissant comme un punctum barthésien : « C’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer. […] Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne). » La Romancière ne fait, à cet égard, pas exception.