La Salamandre est l’émanation d’une époque (les échos et les répliques de l’année 1968) et d’un puissant désir de cinéma venu de Suisse, pays qui n’a pas connu « sa » Nouvelle Vague. Jusqu’ici documentariste, notamment pour la télévision, Alain Tanner se lance, fauché et sans distributeur dans la production de cette fiction avec une structure marginale et associative, notamment autour du « groupe des cinq » genevois (lui-même, Claude Goretta, Jean-Louis Roy, Michel Soutter et Jean-Jacques Lagrange). Cette approche, on ne peut plus perceptible dans le résultat final, participe de la vitalité dont témoigne le film. Et ce n’est pas sans surprise qu’il va rencontrer chez le public cette grande demande de films qui n’existaient pas, ou pas assez. Ainsi le succès est immense : 50 000 spectateurs pour les seules villes de Genève et Lausanne et 200 000 à Paris. Sans parler du million au total dans le monde, puisque La Salamandre, profitant de son éclairage cannois (à la Quinzaine des réalisateurs en 1971), va être notamment visible aux États-Unis et au Japon. Un résultat inattendu par Alain Tanner, qui ne trouvait pas le film réussi et ne voulut le revoir que trente ans après sa sortie. Permettons nous de le contredire et de ne pas attendre aussi longtemps pour le découvrir ou le revisiter.
Rosemonde (Bulle Ogier), venue de la campagne, vivote de petits boulots en métiers subalternes. Avec le fusil de l’armée que tout helvète possède chez lui, elle fut accusée d’avoir tiré sur son oncle qui l’avait recueillie à la ville. Le jugement aboutit à un non-lieu. Elle est une jeune femme de 23 ans habitée par une révolte sauvage, sans articulation intellectuelle ou politique, mais toutefois consciente, ce qui lui fait dire : « Je ne suis pas très normale… enfin c’est ce qu’on dit. » Car en Suisse semblent résider toutes les valeurs honnies. Le pays d’Alain Tanner et de Rosemonde est perçu ici comme une gigantesque puissance normative et aliénante. Rosemonde devient le centre de gravité de Pierre (Jean-Luc Bideau) et Paul (Jacques Denis), deux marginaux désargentés chargés par la télévision d’écrire son histoire, en partant de l’épisode du coup de feu. Le rythme est enlevé, les dialogues spirituels et joueurs, avec un sens du cocasse (« Ça vous va comme un gant, qu’est-ce que vous êtes élégant »). La réussite tient aussi beaucoup au jeu des acteurs, chacun brillant dans un registre très différent, presque désynchronisé. Bulle Ogier se définit ainsi par une présence et une indifférence au monde jamais complètes, sans cesse sur le brèche, tout en dégageant une vraie folie dans le regard ou le geste, notamment lorsqu’elle agite la tête comme une possédée sur un morceau de rock’n’roll. Jean-Luc Bideau se présente quant à lui comme une sorte de fanfaron souverain tandis que Jacques Denis s’avère plus dans la retenue et la fragilité.
La Salamandre, on l’a dit, est un film de son époque, d’un ton très anarcho-libertaire jusque dans son mode de production, menant une charge très virulente contre les valeurs bourgeoises et capitalistes. Le point de départ de l’histoire de Rosemonde réside tout de même dans un coup de fusil tiré contre un vieux barbon réactionnaire, acte qu’il s’agit de ne surtout pas condamner. L’empreinte godardienne, citationnelle ou non, se révèle particulièrement forte, notamment dans le parallèle tissé entre aliénation capitaliste et sexuelle, dont le Franco-Suisse s’est fait le chantre, particulièrement dans Deux ou trois choses que je sais d’elle en 1967, puis dans Sauve qui peut (la vie) ou Passion. La société moderne oblige, d’une manière ou d’une autre, à des formes de prostitution. Cette correspondance se trouve au centre de La Salamandre, où Rosemonde personnifie le refus de toute concession en la matière par sa manière instinctive, presque primitive et animale, de suivre ses désirs. Dans la charcuterie industrielle où elle officie, trois séquences montrent Rosemonde remplir mécaniquement de chair des condoms, formant ainsi de dodues saucisses. Forme phallique, consentement obligé sous la surveillance d’un chef autoritaire, aspect visqueux, métaphore non voilée d’une dégoûtante éjaculation : tout y est. Et lorsqu’elle rend son tablier, la machine poursuit son œuvre et un immonde étron géant se forme sur le plan de travail. La répétition et la parfaite utilisation de la durée dans ces séquences font que l’on passe de l’aspect comique de la chose à un véritable malaise. Dans un entretien, Alain Tanner explique que la censure portugaise de l’époque (le pays est alors sous la coupe d’une dictature militaire) avait parfaitement compris le sens d’un plan où elle remplit de la même manière douze saucisses. Les autorités avaient alors réclamé une coupe au terme de la formation des trois premières. Sans doute le plus bel hommage qui puisse être fait au cinéaste et à l’aspect politique de l’étirement du plan au cinéma.
Approcher cet animal insaisissable, la salamandre, qui a la faculté, dans une Suisse pourtant décrite comme glaciale à tous les niveaux, de traverser le feu sans se brûler, est une question de méthode. D’abord de la part d’Alain Tanner. La narration se fait sous les augures de la distanciation brechtienne pour établir un dialogue entre le cinéaste-citoyen et le citoyen-spectateur, plaçant ce dernier en situation de non passivité. Cette mise à distance est assurée par la voix-off féminine réitérative, parfois contradictoire, toujours pleine d’ironie. D’un point de vue visuel, deux parenthèses, ouvrant et fermant le film, encadrent une réalisation posée : cadres très largement fixes jouant sur les effets de durée déjà évoqués. Ces deux séquences reposent sur un montage plus rapide, des plans rapprochés et une image davantage granuleuse (sans doute tournée en 16 mm puis gonflée en 35) et mouvante. La première est la scène du coup de feu. Déconstruite, elle laisse place à l’ambiguïté. La seconde est une déambulation de Rosemonde dans les rues genevoises alors qu’elle vient de claquer la porte d’un nouvel employeur. Grave et légère, gracieuse et au bord de la folie, la jeune femme semble planer au-dessus de la morne foule affairée à ses achats de Noël.
Question de méthode aussi pour les deux écrivains associés. Dans leur quête, l’un et l’autre appliquent deux démarches contradictoires. Paul, le romancier, place son récit du côté de l’imaginaire et de la projection intellectuelle. Pierre, le journaliste, prend le parti de l’objectivité par le biais d’une enquête le mettant au contact de Rosemonde. En la rencontrant simplement pour Paul et en couchant avec elle pour Pierre, la neutralité axiologique est rompue. Les deux démarches sont allègrement englouties, sans effort ni même volonté, par la créature. Et c’est finalement un voyage au pays de Rosemonde, dans la campagne catholique helvète, qui met définitivement Pierre et Paul face à l’aporie de leur entreprise. Résonne ici le cheminement d’Alain Tanner, jusqu’alors documentariste, puisque c’est Paul, par le biais de ses spéculations, qui avait touché dans le mille : l’imaginaire permet de s’approcher plus près du réel. « L’imagination au pouvoir », ça vous dit quelque chose ?