Avec Noir océan (2011), la cinéaste belge Marion Hänsel se perdait dans la recherche esthétique et faisait l’impasse sur la force des enjeux et la construction des personnages. Cette fois-ci, la débâcle se poursuit dans un autre style, avec un récit autobiographique sans enjeux. Malgré l’énergie d’acteurs lumineux et les bonnes intentions d’un film positif, La Tendresse ne convainc pas, en l’absence d’une mise en scène suffisamment intéressante pour pallier la vacuité du propos.
Lisa et Frans sont séparés depuis quinze ans. Elle est épanouie, vit seule, fume au lit et aime son fils comme une folle. Il est devenu un hommes d’affaires prospère, un brin guindé mais heureux avec sa nouvelle épouse. Quand leur fils Jack, moniteur de ski, se fracture sévèrement la jambe lors d’une sortie hors-piste avec la belle Alison, Lisa et Frans quittent Bruxelles pour rejoindre les Alpes françaises. Sur le mode du road-movie, le voyage aller-retour explore leur relation gênée mais teintée d’une tendresse pudique, loin de toute rancœur. La question d’une évolution des personnages n’intéresse pas Marion Hänsel. Le choix est louable s’il conduit à s’extraire des sentiers battus scénaristiques pour travailler un regard singulier sur des situations certes autobiographiques, mais vécues par bien des familles de la société occidentale. Malheureusement, la volonté de dédramatisation tend vers une simplicité si extrême que le film se vide progressivement de sa substance.
La Tendresse commence pourtant par la promesse d’un regard, avec une scène à la beauté impressive, où deux points deviennent progressivement deux corps se glissant dans une neige poudreuse jusqu’à s’y noyer. La picturalité de la montagne est sublimée par la largeur de plans à la lumière diffuse, en contrepoint avec un gros plan sonore sur le crissement des skis, jusqu’à l’accident de Jack. La suite est tout autre : on se perd tant en paroles superficielles dans les échanges en champ-contrechamp, que Marilyne Canto et Olivier Gourmet donnent souvent l’impression de jouer faux (un comble !) dans cette voiture dont l’habitacle tétanise la mise en scène. La balle rebondit mollement pendant leur duel sans heurt : toute possibilité de conflit est tuée dans l’œuf par un sourire, un regard vague, une expiration, un changement de sujet dans la conversation entre Lisa et Frans. Le montage ne sert pas non plus l’intérêt de leur réunion. Il obstrue au contraire la mélancolie naissante de leurs visages par des coupes hâtives et interdit toute étrangeté dans ces retrouvailles sans respiration.
Avec ce onzième long-métrage, Marion Hänsel échoue à rendre cinématographique un matériel autobiographique qui n’est jamais transcendé par la fiction. Le cinéma, ce n’est pas juste la vie. C’est autre chose que la vie, même si cela peut chercher à en recréer l’illusion. Tant de critiques et théoriciens ont écrit sur le pouvoir illusionniste du septième art depuis les textes de Christian Metz sur « L’impression de réalité au cinéma ». Si le film de fiction tente souvent de faire oublier le dispositif technique et les multiples étapes de fabrication qui précèdent sa projection pour favoriser l’expérience de participation et d’identification spectatorielle, il n’en demeure pas moins un acte de construction, de répétition, de manipulation. Même lorsque l’on veut, comme Marion Hänsel, donner l’impression d’une transparence et d’une simplicité pour créer une intimité entre le public et les personnages, il faut en passer par une démarche de grande manipulation dans la mise en scène. La volonté de reproduire au plus près un réel vécu est fréquente dans un certain type de cinéma d’auteur français, enclin à l’exploration des affres familiaux. On en constate la justesse chez Mia Hansen-Løve avec Le Père de mes enfants, Christophe Honoré avec Non, ma fille, tu n’iras pas danser ou Justine Triet dans La Bataille de Solférino, pour ne citer que quelques exemples. Dans ces cas, l’illusion troublante d’un réel mis à nu sous nos yeux se nourrit d’un travail de mise en scène très réfléchi, où la part d’improvisation des acteurs est encadré par des choix techniques de réalisation très fermes et clairs. Mais, dans son désir de donner l’impression que sur l’écran « c’est comme dans la vraie vie », Marion Hänsel oublie l’importance d’un regard assuré, d’une manipulation assumée.
Malgré quelques beaux moments, La Tendresse ne parvient donc jamais à susciter l’empathie qu’il cherche vainement à stimuler. Il faut la force d’une démarche cinématographique très fine pour faire supporter l’absence d’enjeux dans la progression d’un récit filmique. Ici la progression n’est que kilométrique et le regard de la cinéaste, trop neutre, demeure paralysé par sa proximité avec son sujet.