Ceux qui ont eu la chance de rencontrer l’univers de Tomm Moore avec Brendan et le secret de Kells se souviennent de son univers au trait précis, fruit de son travail avec le directeur artistique Ross Stewart, de la fascination du réalisateur pour l’esthétisme géométrique de la tradition celtique, des pages merveilleusement enluminées du livre de Kells. Tomm Moore choisissait de plonger littéralement dans les pages par le truchement d’un conte largement pétri d’influences irlandaises – ne manquait qu’une chose, pourtant centrale à cet univers : la mer. Le Chant de la mer semble de prime abord vouloir en faire son thème central, mais il n’en est rien. C’est parce qu’il est séparé de la mer, qu’il est loin du phare où vit son père, que le jeune Ben s’enfuit avec sa petite sœur Maïna de chez sa grand-mère. Le voyage se révélera, pour les deux, un périple initiatique d’autant plus jonché de péripéties que la petite Maïna a un secret : elle est la Selkie, la fée marine, et est pourchassée par une vieille mage au cœur flétri.
La Féerie malgré tout
Brendan se cantonnait à une abbaye et à la forêt l’entourant. Le Chant de la mer ouvre grand ses horizons, va chercher le monde quand le précédent film le résumait à une poignée de personnages dont la multiplicité ethnique faisait office d’horizon. Indéniablement, cette fois, Moore voit grand. Travaillant cette fois avec Adrien Merigeau, il s’attache à dépeindre un réel où l’enchantement affleure malgré tout – particulièrement en cette période de Samhain (le Halloween d’origine) –, où le second plan fourmille de traces féeriques, où le trait précis qui lui est habituel peut nicher autant de petits dieux oubliés et de traces magiques qu’il le désire. Aux vert et or sylvestres de Brendan, Moore ajoute un univers au bleu profond, couleur d’une sérénité toujours recherchée, et un univers graphique aux couleurs passées pour la ville, qu’il n’apprécie manifestement guère. Pourtant, par petites touches de couleurs, par des dessins dissimulés, il sait y laisser persister son univers naturel et féerique, qu’il veut cette fois plus ronds, et où ils gomment les angles parfois si dur de Brendan.
Mais Moore voit petit, aussi : comme avec Brendan, il place son récit à hauteur d’enfant, seul encore capable de percevoir l’émerveillement – même si le petit Ben est tiraillé entre deux mondes : celui de la féerie, dans lequel baigne encore sa petite sœur, et celui d’un père brisé, fermé – pour toujours ? – à l’émerveillement. Reste le grand manque : celui de la mère. Ben comme Brendan sont orphelins de mère, l’un collectionnant les pères de substitution, l’autre n’ayant pour père qu’un colosse qui n’est plus qu’une coquille vide. Non, le film n’est pas Le Chant de la mère, pas plus que le titre anglais ne serait The Son of the Sea, mais le fait demeure : dans l’univers de Moore, le préambule à toute ouverture au merveilleux est le vide laissé par l’absence maternelle.
Récit des temps anciens
Déjà dans Brendan, Tomm Moore se faisait le barde mélancolique du merveilleux polythéiste celte : la beauté survivait, partiellement, dans la chrétienté irlandaise de Saint Patrick et Sainte Brigitte, qui en laissait alors, pour un temps, s’exprimer la fantaisie. Le constat final du Chant de la mer n’est pas sans rappeler le finale poignant du Conte de la princesse Kaguya : la disparition du fantastique, étranglé par la banalité d’un monde sans joie. Isao Takahata comme Tomm Moore utilisent l’animation comme une porte, un instant retrouvé, vers la beauté des mythes anciens. Une porte éphémère, mais si belle lorsqu’elle s’entrouvre qu’on en oublie que c’est si triste.