À l’heure où sont écrites ces lignes, c’est l’été. Sacrifions au marronnier estival, et parlons sexe. Mais, à Critikat, on ne fait rien comme tout le monde : foin des photos exclusives des rédacteurs-et-trices préféré-e‑s de nos lecteurs sur les plages, foin de la Recette secrète de la rédaction pour perdre 3 kilos en une semaine et séduire en regardant des films – parlons sexe avec Mario Bava. Pour les amateurs, Mario Bava n’est pas connu comme le plus tendre des réalisateurs : en témoignent les sévices épouvantables subis par Barbara Steele dans Le Masque du démon (1960), les morts horribles et absurdes de La Baie sanglante (1971), et de nombreux autres titres dans sa longue carrière. Avec Le Corps et le Fouet, Mario Bava met une palette chromatique extraordinaire au service d’un recoin ténébreux de sa propre sensibilité : là où se rejoignent la cruauté et la tendresse, la bienveillance et le sadisme.
Le Corps et le Fouet sort en 1963, une grande année pour Mario Bava. À son crédit cette année-là, trois de ses films les plus réputés, Les Trois Visages de la peur et La Fille qui en savait trop formant les deux autres membres du triptyque. Ce dernier, ancêtre du giallo tourné dans un noir et blanc visuellement somptueux, s’inscrit dans la tradition du polar, tandis que Les Trois Visages de la peur donne dans le film d’horreur à sketches (l’année précédente, l’ami Roger Corman apportait sa contribution au genre avec un Empire de la terreur bien moins inspiré, mais tout aussi prisé des fantasticophiles).
À cette époque, la légende de Mario Bava est encore à écrire, notamment en ce qui concerne son utilisation virtuose de la couleur. Deux ans auparavant, le réalisateur s’essayait déjà à créer une palette chromatique onirique saturée dans le péplum Hercule contre les vampires, et Les Trois Visages de la peur le voient poursuivre ce travail en 1963, notamment dans le magnifique segment « Les Vurdalaks ». Moins réputé, un peu oublié, probablement rangé par beaucoup dans la catégorie de l’exploitation érotique, Le Corps et le Fouet n’en est pas moins le film le plus riche de sens visuel de Mario Bava, une sorte de poème macabre et sensuel où la narration traditionnelle cède le pas à la symphonie des couleurs.
Signé Ernesto Gastaldi, le scénario du film situe l’action dans un XIXième siècle de roman gothique, sur une côte maritime indéterminée. Le comte Menliff, un aristocrate vieillissant, va marier son fils Christian à sa cousine Nevenka. L’autre fils du comte, Kurt, revient pour, dit-il, « féliciter son frère pour son union à venir ». Son retour se fait sous de sombres auspices : Kurt a été banni et déshérité pour avoir séduit puis abandonné une servante, qui s’est suicidée, et dont la mère réclame vengeance. L’accueil réservé à Kurt est donc, au mieux, des plus frais, excepté de la part de Nevenka. Avec le retour de Kurt, celle-ci se voit de nouveau confrontée au désir que celui-ci, qui a été son amant, lui inspire – un désir trouble, teinté de violence et d’humiliation. Le lendemain de son retour, Kurt le lui fait bien savoir, en la battant de son fouet sur la plage, avant de la posséder.
Le soir même, Kurt est assassiné, sans que l’on sache qui est l’assassin. Le fils maudit est mort pour tout le monde, sauf pour Nevenka, qui ne cesse d’apercevoir le fantôme de son amant. Bientôt, le comte meurt également, poignardé avec la lame qui a servi à tuer Kurt – celle, également, qui a vu tomber la jeune servante suicidée. Nevenka sombre toujours plus dans la folie paranoïaque, tandis que Christian, son autre cousine Katia, et les servants s’épient, cherchant ce qui trahira le coupable. La folie de Nevenka semble devoir contaminer tout le monde, alors que chacun à son tour jure avoir entendu le fantôme de Kurt. Jusqu’au soir où, fou de haine et de terreur, Christian ouvre le tombeau de son frère, et incinère ses restes, déjà passablement entamés. La comédie est jouée et la coupable, Nevenka elle-même, va mettre fin à la seconde existence de Kurt, qui ne vivait que dans son imagination enfiévrée par un désir inextinguible, en se poignardant à mort.
Le destin du Corps et le Fouet est des plus singuliers – même pour un film d’exploitation italien des années 1960. En effet, certaines pratiques systématiques soulèveraient aujourd’hui des interrogations, qui étaient très communes à l’époque : ainsi, le nom de Mario Bava a été remplacé par son pseudonyme, John Old, les dialogues, pourtant enregistrés en anglais, ont été redoublés, et le film a même bénéficié d’une sortie aux États-Unis en version remontée, sous le sibyllin titre de What ?. Cette version remontée, aujourd’hui semble-t-il invisible, présente d’ailleurs un intérêt certain pour le spectateur, tant il est vrai que Le Corps et le Fouet est déjà, dans sa version originale, elliptique et lent. Qui sait ce qu’il en est de la version remontée ?
Lent, Le Corps et le Fouet l’est indéniablement. Mario Bava s’ingénie, avec subtilité, à placer son film sur les rails d’un whodunit des plus classiques : indices distribués au compte-gouttes, au moment opportun, scènes clés distillées au long du film, autant pour justifier l’égarement des personnages que pour susciter la curiosité de son public. Rien ne presse, cependant, car Bava raconte, en fait, une toute autre histoire – celle de Nevenka, femme d’une société élisabéthaine engoncée dans des préceptes moraux rigides, particulièrement sur la question du sexe. À une seconde vision – et Le Corps et le Fouet en mérite bien plus d’une – le propos du réalisateur apparaît transparent : il agite le chiffon du film à mystère classique pour pouvoir, plus aisément, sans en avoir l’air, mettre en scène les tourments intérieurs de sa Nevenka. Chacune des scènes clés du côté « mystère » du film apporte, en fait, non pas un indice, mais la solution de l’énigme, la trace de la culpabilité de Nevenka.
Lorsque Kurt est assassiné, tous sont à la recherche de Nevenka, disparue sur la plage ; lorsque le comte est retrouvé mort, tous les membres de la maisonnée sont présents, éplorés, tandis que Nevenka met plus de temps à arriver… Sans désigner ouvertement sa coupable, Bava tourne son récit pour que sa culpabilité soit évidente… si on ne se laisse pas tromper par sa façon de circonvenir les codes. Plus subtilement encore, il va tout révéler de son film dans une magnifique scène-clé : Katia vient trouver Christian, à portée d’oreille de Nevenka, après la mort de Kurt. Elle déclare à Christian qu’elle aurait vu du mouvement dans la crypte, et lui de lui rétorquer qu’il s’agissait certainement d’un mouvement de la lumière de la lune. Plus tard, Nevenka, seule dans la chambre, va à sa fenêtre pour contempler la crypte. À son frontispice, la lune jette effectivement un rayon. Immédiatement après, Bava cadre la lune elle-même, puis passe, en fondu enchaîné, à un cercle pâle dans une image noire. Le point est fait : ce sont les cheveux de Nevenka, où un rayon de lune dessine un cercle. La caméra glisse dans les ténèbres vers le visage de la jeune femme, où ses deux yeux s’ouvrent, seuls éclairés par le même rayon de lune. Le lien est donc fait entre le mouvement dans la crypte et ce qui le cause : la « lumière de la lune » issue de l’œil de Nevenka. Littéralement lunatique, elle a tout inventé, les illusions qui la hantent ne sont que celles qui se jouent dans son esprit, et Bava nous le révèle dans cette séquence.
On jugera aisément combien il est fastidieux de décrire la subtilité des transitions opérées par Mario Bava – sans parler de la beauté remarquable de ces images, qui nous échappe évidemment ici. Le réalisateur semble être arrivé à la même conclusion : que le langage déployé dans Le Corps et le Fouet ne saurait être autre qu’un langage purement visuel. Ainsi, tout ce qui tient du verbeux, du langage articulé, n’est qu’une surface, un apparat : tout se joue dans l’agencement des formes et des couleurs, dans une démarche qui évoque un expressionnisme allemand aux couleurs d’une richesse merveilleuse.
La palette de Mario Bava se focalise surtout sur les couleurs primaires : rouge, bleu et vert. De cette dernière couleur, il ne se sert que fort peu. Les deux autres, en revanche, lui sont centrales. Le bleu est la couleur omniprésente : ainsi, dans la séquence introductive, le château du comte et de sa famille apparaît-il sur bord de mer, au soleil couchant. L’endroit est prisonnier entre le bleu de la nuit, et le bleu des flots – des flots omniprésents, vers lesquels nous reviendrons plus tard. Couleur froide, le bleu devient vite associé à la mort, au tombeau, au spectre de Kurt et à la terreur de Nevenka poursuivie et hantée. En fait, le monde n’existe que dans des tons bleutés : les murs extérieurs, le moindre couloir, le moindre recoin de chambre… Cette ambiance bleutée, à laquelle on ne peut échapper, emprisonne déjà Nevenka alors que Kurt n’est pas encore devenu un spectre. Une fois décédé, celui-ci possède deux visages : celui de la créature horrible qui terrifie Nevenka, et l’amant brutal auquel elle ne peut résister. Le premier, le plus présent, est toujours ourlé de bleu, voire éclairé en filtre bleuté – la couleur froide du marbre funéraire, de la chambre abandonnée aux meubles recouverts de toiles, des doigts cadavériques qui se tendent vers la gorge de Nevenka, comme pour l’étrangler. Le second, peu présent, mais inéluctable, est éclairé de rouge : couleur de l’amour, de la passion, du désir, évidemment, mais aussi du caractère torrentiel, invincible, de la libido de Nevenka.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit, plus que d’un symbolisme coloré somme toute assez traditionnel de la passion amoureuse, assortie d’une sexualité forte. Même si celle-ci est « déviante » – Kurt et Nevenka sont engagés dans des rapports violents de dominant et de dominée –, ce n’est pas tant sa libido que Nevenka craint, mais le caractère absolu de celle-ci. Pourtant, elle se débat pour rentrer dans la norme : avant le retour de Kurt, elle s’accommodait fort bien d’épouser Christian. D’ailleurs, une fois qu’elle a surpris une conversation entre lui et Katia où ils s’avouent leur amour, elle ressentira une grande jalousie, qui la conduit à calomnier sa rivale – et, mourante dans les bras de Christian, ses derniers mots seront pour lui, pour l’assurer de son amour. Mais Nevenka ne peut rien contre la passion contradictoire qui la lie à Kurt – le fait d’assassiner celui-ci relève d’ailleurs autant d’une conclusion logique de leur rapport de domination que d’une tentative de se libérer. Mario Bava multiplie les symboles : la blessure mortelle au cou de Kurt prend la forme d’une rose rouge sang, la mort et l’amour en une seule image, prison passionnelle où l’héroïne est enfermée. Christian et son serviteur, à la recherche d’une ombre qu’ils ont vue s’enfonçant dans la crypte, contemplent, incrédules, un entrelacs incompréhensible de volutes métalliques rouges, hors de leur portée. Peu importe que la signification en soit cachée – l’ambiance de la crypte autorise toutes les extravagances, et ces ronces rouges forment une barrière des plus parlantes, qu’ils ne franchiront d’ailleurs pas.
La scène la plus significative demeure peut-être celle des retrouvailles post-mortem de Nevenka et de Kurt, alors que le spectre vient annoncer que Christian est en train de faire brûler son cadavre. Alors que commence la scène, Christopher Lee sort des ténèbres, éclairé de bleu comme il se doit, pour avancer vers une Nevenka toujours terrorisée, mais tout autant prête à voir ses cris de frayeur se muer en râles de plaisir, incontrôlables. Au paroxysme de cette (avant-)dernière rencontre, alors que Nevenka est tiraillée entre son désir, sa terreur, son refus, ses envies…, Kurt avance d’un pas encore, et prend son apparence la plus significative : si le côté droit de son visage (de son point de vue) reste éclairé de bleu, le rouge recouvre tout à coup le côté gauche – le côté senestre, celui de l’instinct, celui toujours associé aux maléfices. Une fois le récit achevé, une fois Nevenka disparue, les flammes finissent de réduire en cendres le cadavre de Kurt – toujours rouge des chairs en décomposition, d’ailleurs. Et dans ces flammes, d’un rouge éclatant, se tord, comme immortel, le fouet de cuir qui liait les deux amants – comme l’annonce que la mort n’a fait que rassembler pour l’éternité Kurt et Nevenka dans un enfer qui leur est personnel.
Il est des cinéastes pour qui le passage à la couleur fut une transfiguration : voir Akira Kurosawa colorer son univers dans les merveilleux Ran, Dodes’kaden et Rêves montre bien comment la couleur a permis au cinéaste d’étayer son univers onirique, déjà si présent. C’est l’onirisme, également, qui préside à l’utilisation de la couleur par Bava, d’autant plus fortement que le cinéaste a placé l’entièreté de son œuvre sous les auspices du rêve. Le Corps et le Fouet représente la quintessence de la narration sensorielle du réalisateur, le film où il ne se contente pas de placer sur un pied d’égalité narration visuelle et narration scénaristique, mais où il donne libre cours à une voix purement sensorielle, une symphonie de couleurs qui confère au film des allures de composition picturale autant que de film à proprement parler. Comme souvent chez Mario Bava, l’étiquette de genre sert à véhiculer une approche plus jouissive du cinéma, une expressivité enthousiaste de la sensibilité du réalisateur. Sous couvert d’un film aux relents érotiques évidents, mâtinés d’un côté sulfureux affirmé, Mario Bava réalise donc, avec Le Corps et le Fouet, un film infiniment ambitieux, à la fois par son véritable sujet – la lutte entre la morale et le désir –, par son traitement esthétique, et par les conclusions auxquelles il parvient. Comme souvent dans sa filmographie, Mario Bava tire le meilleur, le plus exigeant, le plus artistiquement audacieux d’un matériau originellement perçu comme purement commercial, purement bis et donc, au premier abord, indigne de considération. Que le réalisateur soit encore une fois remercié d’avoir donné des lettres de noblesses magnifiques à un cinéma d’exploitation qui lui doit énormément.