Bienvenue dans la province du Yunnan, au sud-ouest de la Chine. Là-bas, un tribunal ambulant essaie de rendre la justice de l’État auprès de communautés ethniques nichées dans les montagnes. En suivant des sentiers sinueux qui les emmènent loin des conventions sociales ; en arborant l’emblème de la justice comme bouclier de fer, le juge Feng, sa greffière à deux doigts de la retraite et un jeune juge pragmatique (donc forcément un peu nigaud) veulent appliquer la loi au milieu des traditions et des règles ancestrales de ces communautés rurales. Vont-ils y arriver ? Suspense. Comme nous sommes presque dans un documentaire, on en apprend beaucoup sur la mode de vie de ces villageois ancrés dans leurs traditions, tous présentés à travers les pérégrinations des dits juges. Présenté comme ça, on craint rapidement que les ficelles didactiques, le propos démagogique et l’ennui dense prennent le pas sur les nobles intentions de départ. En réalité, un voyage qui vaut le détour, à défaut d’apporter un vrai point de vue de cinéma et d’apporter un regard nouveau sur une situation problématique.
Sorte d’écho lointain à Still Life et plus récemment au Mariage de Tuya (dans des genres différents), Le Dernier Voyage du juge Feng (difficile de trouver un titre de film plus rébarbatif) radiographie à sa manière – discrète – les changements de la Chine contemporaine et plante son action dans les paysages – superbes – du Yunnan pour asséner deux trois vérités qui font mal. S’inspirant d’histoires glanées auprès de villageois, le réalisateur lorgne vers le documentaire pour que le constat se prenne de plein fouet. Sa grande idée ? Prendre le système judiciaire chinois – assujetti à des lois absurdes – pour opposer les bouleversements économiques et culturels importants dans un pays schizo, paysan aux deux tiers. On comprend très vite là où le cinéaste veut nous mener – sans doute parce qu’il n’est pas le premier à tâter ce terrain glissant : adosser modernité et tradition. Et comme on peut s’y attendre, l’écart est phénoménal entre les velléités d’un gouvernement chinois en quête de modernité qui essaie d’appliquer une loi étatique et les paysans perdus dans les montagnes du Yunnan, ancrés dans la tradition de règles ancestrales et locales.
Tourné avec des acteurs amateurs issus des villages (à l’exception des deux rôles masculins principaux), le film de Liu Jie finit, à force de chercher à capter un quotidien rude, par prendre une tournure ethnologique. Détaillant ainsi les us et coutumes de ces minorités mais aussi leur façon de vivre ancestrale. À l’instar du matriarcat des Moso. La formule est potentiellement intéressante mais ne remplit pas entièrement son contrat. Est-ce que finalement ce petit constat rustaud n’est pas qu’un feu de paille ? Un effet de mode ? Deux fois non. Juste une urgence. La même que l’on percevait déjà dans Still Life et Le Mariage de Tuya. Le cinéma devient un vecteur plus social que politique qui permet de rendre compte des disparités, de deux hémisphères d’un même cœur qui peine à battre.
Incontestablement, le film n’est pas exempt de sérieux défauts (forme trop timide, longueurs éparses, symbolisme poids lourd) et se révèle in fine un tantinet chiche en audaces pour faire face aux précédentes propositions de cinéma, surtout celle éclatante de Jia Zhang-ke, cinéaste que l’on ne porte pas au pinacle mais qui pour une fois, dans le précieux Still Life, a ôté écueils auteurisants et métaphores édifiantes qui encombrent généralement son cinéma. Cependant, on sait gré au novice Liu Jie d’avoir évité le conflit binaire ultra cliché consistant à séparer les bons ruraux d’un côté et les méchants juges de l’autre. La contradiction du pays réside au sein même du groupe de juges. Le défaut de cette qualité ? Un effet à double tranchant. Car la caractérisation des juges est trop déterminée entre le jeune juge citadin fraîchement diplômé « qui-applique-des-règles-et-ne-sait-rien » et le vieux « qui-en-connaît-long-sur-la-vie-de-la-Chine-et-ses-coutumes-locales ». On préfère retenir au bout du compte la simple description d’un monde désenchanté. Ce qui finalement n’est pas honteux (encore une fois) mais pas mémorable pour autant.