Le Tambour de Volker Schlöndorff fut en son temps un énorme succès : fort d’une Palme d’or et d’un Oscar, il imposa son auteur comme l’un des réalisateurs majeurs du cinéma européen. Depuis, aucun autre film de Schlöndorff n’a vraiment marqué les esprits et l’intérêt des cinéphiles pour son œuvre s’est peu à peu estompé au fil des ans. Afin d’y remédier, le film ressort aujourd’hui dans une version restaurée et agrémentée de quelques minutes supplémentaires. Mais en le redécouvrant, on se demande si c’était bien nécessaire…
Dans les coulisses du festival de Cannes de 1979 un dilemme secoua le jury : cette année-là, figurait dans la sélection officielle Apocalypse Now, le dernier film événement de Francis Ford Coppola pour lequel il aurait, dit-on, décuplé le budget initial et brûlé une jungle entière aux Philippines. Or, pour que le film puisse être présenté en compétition, le comité de sélection dut promettre à Coppola qu’il remporterait quoi qu’il arrive la Palme d’or, ce que Françoise Sagan, la présidente du jury d’alors, n’apprécia pas du tout. Il fallut donc trouver un compromis, et ce sera une Palme d’or ex-aequo que Coppola se partagera avec Volker Schlöndorff dont l’adaptation du Tambour de Günter Grass avait fait sensation. Ironiquement, de ces deux films, c’est celui qui a obtenu son prix malhonnêtement qui a fini par être plébiscité par les cinéphiles et qui est entré dans l’histoire du cinéma, tandis que l’autre n’a laissé que le vague souvenir d’un film atypique et déroutant dont on ne sait plus trop maintenant ce qu’il vaut vraiment.
Le Tambour a pourtant plus en commun qu’une Palme d’or avec Apocalypse Now, il est comme lui tiré d’un roman sur l’ambiguïté humaine et comme lui, il a pour toile de fond la guerre. Il reprend la première partie du roman de Grass qui relate la naissance et la jeunesse, des années 1920 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’Oskar Matzerath, un jeune garçon allemand de Dantzig qui décide le jour de ses trois ans d’arrêter de grandir. Il se balade ainsi du haut de sa petite taille, muni d’un tambour rouge et blanc qu’il martèle sans cesse, parmi les adultes qu’il observe basculer doucement vers le nazisme. Ses cris aigus lui confèrent la capacité de briser le verre dont il se sert pour assouvir ses caprices ou déstabiliser les adultes, comme sa mère qui entretient une relation adultérine avec un Polonais. Elle en mourra. On voit bien dans le délire de cette histoire les accents symboliques dont prétend se revêtir le film, mais il faut un peu plus qu’un scénario farfelu pour faire d’un film un récit allégorique. Il faut que, d’une certaine manière, le sujet le contamine, le rende malade. C’est ce qui se produit dans Apocalypse Now où Coppola, dépassé par son tournage, par son histoire, par sa mégalomanie, laisse la guerre devenir le véritable spectacle du film en le dynamitant visuellement. Apocalypse Now n’est certainement pas le grand chef d’œuvre qu’aiment y fantasmer les cinéphiles, mais il reste un récit ahurissant sur la guerre car ahuri par elle.
C’est là que s’arrêtent les points communs entre les deux co-palmés car pour que Le Tambour soit aussi fou et fort qu’Apocalypse Now, il aurait fallu que Schlöndorff soit tout aussi ahuri devant le nazisme que Coppola devant la guerre du Vietnam. Il aurait fallu que le nazisme provoque plus chez lui qu’un simple et mou rejet consensuel mais que ça l’indigne moralement, que ça le révolte physiquement. Mais l’indignation et la révolte sont des sentiments qu’on ne trouve pas dans l’académisme, cet « art » de l’indifférence. Schlöndorff a beau embrasser les idéaux du Nouveau Cinéma allemand des années 1970, il n’en fait jamais une matière filmique, ne les transforme pas en enjeux esthétiques comme savait si génialement le faire Fassbinder. Les nazis au cinéma sont rapidement devenus le symbole des luttes idéologiques faciles pour cinéastes à convictions plates. C’est une notion donnée, un visage reconnaissable du mal qui n’a même plus besoin d’être désigné. Ici, le nazisme n’est jamais autre chose qu’un prétexte aux idées visuelles du genre un salut hitlérien qui décapite la foule grâce à la composition du cadre, ou une fanfare de jeunes SS qui se transforme en valse de Strauss. Il ne pousse le film vers aucune interrogation, mais lui permet en revanche de faire du zèle.
Un film qui fait du zèle, c’est un film qui s’agite plus qu’il n’avance, et s’enfonce donc sur place. Le Tambour a beau cumuler les bizarreries, se complaire dans l’étrangeté, foncer droit dans le graveleux, il ne va nulle part. On devine aujourd’hui que le jeu des métaphores cradingues (une tête de cheval remplie d’anguilles), les passages volontairement dérangeants (la sexualité du petit Oskar) et la trogne inquiétante du jeune David Bennent impressionnèrent lors de sa sortie. Il y avait peut-être encore en 1979 de quoi berner le spectateur en repoussant les limites de l’infilmable. Mais on sait bien aujourd’hui que la fausse audace d’un réalisateur qui pousse le cinéma dans ses retranchements moraux (façon Noé, Von Trier et consorts) n’est que le stigmate puéril d’une impuissance caractéristique à donner vie à son film. Elle n’est que le cache-misère de la vacuité du propos, l’apparat clinquant de la pauvreté esthétique. Schlöndorff, tout comme son héros, a beau tambouriner fort sur son instrument, il ne fait que du bruit, et rien d’autre.