Pour leur quatrième collaboration, John Frankenheimer et Burt Lancaster s’intéressent à la résistance des cheminots français durant la Seconde Guerre mondiale. Avec l’efficacité narrative qu’on lui connaît, le réalisateur américain perpétue un devoir de mémoire un peu fantasmé, initié par René Clément qui, en 1946 avec La Bataille du rail, rendait déjà un hommage appuyé à ce corps de métier.
Réalisateur acclamé dans les années 1960, c’est-à-dire au tout début de sa carrière, auxquelles suivra un net déclin dans la seconde partie de la décennie suivante, John Frankenheimer est en quelque sorte ce qu’on peut appeler le cinéaste de la droiture un brin névrotique. Loin d’être aussi paranoïaque et politique qu’un Pakula ou romanesque qu’un Pollack, il s’est régulièrement intéressé à des figures de têtes brûlées, d’insoumis au système, visages auxquels Burt Lancaster (acteur physique par excellence) a souvent prêté ses traits. Cet intérêt pour une forme d’intégrité et sa constance (notamment à l’œuvre dans l’un de ses films les plus connus, Le Prisonnier d’Alcatraz en 1962) le fait un peu passer pour un moraliste de la forme, où la mise en scène, par excès de minutie et d’application, s’affranchit difficilement de son objectif didactique. S’il y est arrivé dans ce qui reste probablement l’un de ses plus beaux films, Les parachutistes arrivent en 1969, Le Train, réalisé en 1964, porte également les défauts de ses qualités : par excès d’application, le film pèche par son sérieux ostentatoire qui le plaque trop au sol, mais reste un intéressant document d’époque sur la résistance ferroviaire.
Août 1944, l’armée allemande est au bord de la débâcle. La libération de Paris n’est plus qu’une question de jours. Au célèbre Jeu de Paume, un officier nazi aux motivations ambiguës (amour de l’art ou monnaie d’échange ?) donne l’ordre de prendre toutes les toiles de maîtres et de les affréter par train spécial en Allemagne. À la demande de la conservatrice du musée, une petite équipe de cheminots est mobilisée pour empêcher le train d’arriver à bon port, du moins jusqu’à ce que l’arrivée attendue des alliés ne change définitivement la donne. À la tête du groupe, Burt Lancaster organise méticuleusement un sabotage en règle pour que l’ennemi ne parvienne pas à ses fins. Pendant plus de deux heures, le réalisateur va donc traquer avec un sens du détail assez spectaculaire le délitement progressif d’une entreprise d’envergure, mais surtout rendre un fervent hommage aux forces humaines au travail, impliquées jusqu’à la mort dans l’accomplissement de leur mission. Nul doute que l’acteur principal, également producteur, a beaucoup investi dans ce projet. C’est probablement cette raison qui l’a d’ailleurs amené à limoger Arthur Penn du tournage pour divergences de vue, pour le remplacer ensuite par le jeune Frankenheimer (seulement trente-quatre ans au compteur) avec qui il avait déjà collaboré à plusieurs reprises.
On ne peut que louer l’efficacité et la maîtrise avec lesquelles l’histoire est mise en scène. Tourné en décors naturels, Le Train est une belle plongée en zones rurales pendant l’Occupation. Véritables personnages du film, les locomotives rutilantes mobilisent régulièrement l’attention de la caméra qui n’hésite pas à multiplier gros plans et contreplongées pour accentuer leur puissance. Spectaculaire à de nombreuses reprises (collisions et déraillements filmés sans trucage), le film n’en néglige pas pour autant la psychologie des personnages. Dépassant les archétypes du genre, les cheminots et les nazis portent en eux une somme de contradictions qui tient le manichéisme à heureuse distance même si l’héroïsation des cheminots tient parfois de la simplification historique. Et comme dans la plupart des histoires que nous raconte Frankenheimer, les femmes sont des pôles d’équilibre, un juste retour à la raison lorsque l’obstination conduit les hommes à prendre des risques inconsidérés. Le schéma pourrait prêter à sourire ; mais s’il est indéniable qu’on a ici un cinéaste de la virilité dont la démonstration est un peu surannée, les compositions subtiles de Suzanne Flon et Jeanne Moreau permettent au film de ne pas se laisser écraser par un devoir de mémoire souvent trop démonstratif.