Réalisé en 1996, Leila n’avait jamais connu jusqu’ici les faveurs d’une distribution en France. Premier grand rôle au cinéma de Leila Hatami (l’actrice principale d’Une séparation d’Asghar Farhadi), le film du non moins réputé Dariush Mehrjui (révélé par La Vache en 1969) bénéficie désormais d’une visibilité inédite et c’est une excellente nouvelle. Dernier volet d’une quadrilogie que le réalisateur a consacrée à des portraits de femme à différentes étapes de leur vie (le mariage dans Lady en 1991, l’amour dans Sara en 1992, l’enfance dans Pari en 1994), Leila pourrait être résumé en tant que réflexion sur le divorce en Iran. Pour autant, le film n’a jamais pour ambition d’avoir une approche sociétale du sujet, préférant circonscrire l’enjeu à un jeune couple d’une vingtaine d’années dont la complicité et l’intimité sont ici mis en scène avec un sens du détail d’une précision assez incroyable. Leila et Reza (Ali Mosaffa qu’Asghar Farhadi — encore lui — révélera au grand public dans Le Passé quinze ans plus tard) incarnent un couple moderne de la classe moyenne dans le Téhéran des années 1990. Tous deux indépendants, cultivés, n’accordant que très peu de place à la religion (c’est simple, il n’en est jamais question), ils abordent assez librement tous les sujets qui les préoccupent. Par touches discrètes (des couleurs vives, une image rougie, un repas en tête-à-tête qui tourne au fou-rire, un champ/contrechamp sur les deux visages du couple tandis qu’ils regardent Docteur Jivago de David Lean), le réalisateur parvient rapidement à rendre palpable cette passion amoureuse qui les unit au-delà du devoir de représentation sociale. Seulement, une ombre vient rapidement se dessiner sur ce tableau idyllique : Leila, stérile, ne pourra jamais avoir d’enfant. Si pour son époux, cette nouvelle n’a aucune importance, on ne peut pas en dire autant de la belle-mère, catastrophée à l’idée de ne pas avoir de descendance masculine. Orchestrant un grand numéro de culpabilisation, elle finit par demander à sa belle-fille d’accepter que son époux prenne une deuxième femme capable d’enfanter, tout en lui garantissant que cette seconde union ne mettra jamais en péril leur amour ni sa place au sein de la belle-famille.
Seule contre tous
Très tôt dans le film, le spectateur comprendra que ce petit arrangement orchestré par la belle-mère se soldera par un échec. Guidé par la voix-off de Leila, le récit s’inscrit dans une double temporalité : la première est celle du dilemme cornélien auquel notre héroïne doit faire face, partagée entre sa volonté de protéger son mariage et son désir de ne pas rendre son époux prisonnier de son infertilité ; la seconde est celle du regard que pose la jeune femme sur cet enjeu et sur l’incapacité du couple à s’élever contre cette obligation sociale en dépit de l’indiscutable sincérité des sentiments qui les unissent. Ce déséquilibre passe par un habile jeu de montage : fluide et multipliant les fondus enchaînés dans les scènes de liesse ou de bonheur partagé, il se fait plus découpé et heurté au moment où le conflit intérieur prend le dessus. Le découpage clinique des plans prend même une valeur toute symbolique lorsque Leila procède au rangement de sa cuisine après la visite de sa belle-mère comme on liquiderait le passé. Lorsque l’épouse aperçoit dans une voiture le visage de celle qui la secondera, le montage répète à l’infini le même plan, comme si l’enjeu de départ atteignait ici un point de non-retour. Discrets, les mouvements de caméra traduisent aussi avec une certaine habilité le rapport de force qui se pose entre les personnages : souvent fixes lorsqu’il s’agit de mettre en scène le couple dans son intimité (l’homme et la femme sont sur un pied d’égalité, prennent leur décision en concertation), ils s’articulent autour de lents travellings avant en champ/contrechamp lorsque la jeune femme doit faire face à l’insistance de sa belle-mère. Anti-naturaliste par touches, le film va également piocher dans le théâtre des parti-pris qui impliquent autrement le spectateur dans cet arbitrage entre la raison et la passion : les quelques mots que la belle-mère adresse face caméra pour répéter son désir d’avoir un petit-fils, les conversations téléphoniques qui nous sont restituées dans leur entièreté comme si l’interlocuteur à l’autre bout du fil était présent dans la pièce où la caméra est posée, etc.
Le déshonneur
Mais au-delà de ses indéniables qualités formelles, Leila parvient à puiser sa puissance dramatique dans la belle capacité du récit à restituer sans simplisme les sentiments contradictoires qui animent les personnages principaux : s’il fait peu de doutes que la jeune femme aime sincèrement son mari et qu’elle se croit capable d’un sacrifice pour satisfaire sa belle-mère, un profond sentiment de désillusion finit par contaminer tout le film. Comme s’ils constataient que leur amour se heurtait à une limite qu’ils n’avaient jamais imaginée, les deux époux succombent aux injonctions de la mère (alors que le reste de la famille est clairement défavorable à cette seconde union), convaincus de le faire pour répondre aux souhaits inavoués de l’un et de l’autre (Leila pense que Reza n’ose pas reconnaître sa frustration de ne pas avoir d’enfants, tandis que ce dernier croit que son épouse exige de lui de se conformer à la volonté de sa mère). C’est le caractère totalement artificiel de cet obstacle imposé par un membre de la famille extérieur à la relation (et qui nourrit la mise en scène jusque dans ses parti-pris formels) qui finit par faire de cette histoire un énorme gâchis. Personnage sacrifié, la jeune femme finit par devenir une ombre : alors que dans la première partie du film, son visage irradiait l’écran en dépit du voile qui lui recouvre la tête, elle finit par devenir une ombre dépossédée de sa destinée. Plongée dans la partie obscure de la chambre lorsque son mari — en pleine lumière — fait le constat de leur erreur, elle n’est plus que silhouette fuyante le soir de la nuit de noces avec la seconde épouse. S’il est la conséquence de l’orgueil blessé d’un personnage privé de son unique amour, le départ de Leila n’en est pas moins un trop tardif acte d’insoumission : si la belle-mère est bien l’initiatrice de cet échec, Leila et Reza n’en sont pas moins fautifs d’avoir laissé une pression sociale totalement mythifiée déséquilibrer la beauté ce qu’ils avaient construit patiemment à l’abri des regards.