À peine L’Enfer commence-t-il que le temps se dissout déjà d’un plan à l’autre. Entre coupes franches et fonds noirs, la première scène de la rencontre entre Paul Prieur (François Cluzet) et Nelly (Emmanuelle Béart) ouvre aussitôt sur celle de leur mariage, qui à son tour se mêle brusquement aux séquences de la naissance et des premiers pas de leur enfant. Dans la souplesse des travellings et des panoramiques, Chabrol donne une leçon de série B : sa maîtrise des ellipses permet de raconter l’histoire d’un jaloux paranoïaque, impuissant face à l’opacité de sa femme, au point de se perdre dans les dédales du temps. Qu’il soit tendu ou suspendu, le temps ne s’écoulera pour lui jamais normalement. Ces séquences initiales, prises au vol, dénoncent son regard malade : selon Duhamel (Mario David), l’amateur de cinéma hébergé à l’hôtel paradisiaque du couple, nous sommes bien « dans l’heure magique, les choses sont encore elles-mêmes, mais on sent déjà qu’elles sont en train de se transformer ! » Abandonnons-nous, car des années passent comme une journée et des secondes durent une éternité.
Virevoltante d’innocence et de séduction, Nelly joue le rôle principal dans le délire temporel de Paul : c’est comme si, par ses mouvements abrupts et enfantins, elle avançait en accéléré, en opposition à la souffrance ralentie de son mari. La marée de bisous, de grimaces et de sursauts qui agite son personnage ne fait que renforcer le désordre perceptif du jaloux – puisqu’il ne voit pas clair, tout élément devient une « preuve » potentielle. À la manière d’une locomotive (pour reprendre la confusion étrange du fils, qui désigne ainsi l’une des vieilles poupées de sa mère), Nelly traverse implacablement tous les plans, tandis que Paul se voit de plus en plus immobilisé, pris dans un vertige paranoïaque : aux images de Béart magnifique sur le yacht ou dans la foule, répondent les silhouettes atrophiées de Cluzet dans le coin d’une chambre ou dans l’embrasure d’une porte – il est en somme figé, comme les papillons bleus qui ornent leur chambre.
Mais le vertige du jaloux n’est pas que temporel : Paul voit trop ou peu, jamais frontalement. Jouant au colin-maillard avec sa femme, il est complètement immergé par l’aspérité étouffée des sons, d’avions ou de conversations suspectes, qui sollicitent la périphérie de son regard. En témoignent notamment les séquences filmées en bifocale, le flou des gros plans rendant compte de ce hiatus perceptif, dû notamment à un regard brouillé et à une écoute trop sensible. Après la deuxième dispute nocturne des mariés, la séquence de leur petit-déjeuner essaie de cerner cette désorientation aux aguets à travers des champs-contrechamps discontinus, des plans tantôt flous, tantôt nets.
Transparence et opacité
Puisque nous parlons de vertige, rappelons-nous la figure paranoïaque par excellence : dans Sueurs froides, Scottie ne regarde Madeleine que du coin de l’œil lors de leur première rencontre au Ernie’s. C’est justement dans ce coin-là que naissent les fantômes, la périphérie du champ de vision convenant mieux aux fantaisies et aux cauchemars embrumés ; ce n’est donc pas un hasard si Paul habite constamment l’extrémité des images, lorsqu’il suit Nelly à la ville ou lorsque celle-ci semble traverser le couloir de l’hôtel dans une robe transparente. C’est que ce regard en biais, par son aspect flou et secret, convoque avant tout le moteur principal de la jalousie : l’imaginaire. C’est ainsi que le caractère fantasmé des images finit par remettre tout en question, l’intrigue autant que les personnages. Comme une effigie de ce doute, tel le chignon spirale de Madeleine dans Sueurs froides, se présente le sac jaune de Nelly sur lequel Paul s’interroge en vain. Dans une mise en abyme infernale, Paul se perd derrière les miroirs, comme dans la dernière scène, ou encore parmi des mariages fêtés en boucle et des répliques heureuses du couple Paul et Nelly, lors de deux séquences de poursuite sous l’ombre de l’adultère.
Néanmoins, à l’instar du psychiatre qui entre dans le jeu du paranoïaque tout en étant du côté de Nelly, Chabrol joue sur l’ambivalence du récit afin de ne pas céder au fétichisme du regard maladif de Paul. Si Béart joue la caricature d’une femme provocante tout en gardant son ingénuité, elle incarne également les malheurs de la femme violentée lorsqu’à la fin du film elle s’abandonne, exténuée et la voix rauque, aux suppliques de son mari. Sur ce registre ambivalent, l’une des partenaires les plus fidèles de Chabrol, Isabelle Huppert, parle notamment d’une certaine « opacité objective », d’une « clarté de l’énigme » puisque, dans son œuvre, nous sommes toujours situés à l’intérieur et à l’extérieur de l’intrigue. À cet égard, la scène de la projection collective de Duhamel illustre bien ce mélange de transparence et d’opacité qui domine le film : même si les images mentales de Paul priment sur celles du film amateur, la confusion du personnage est rendue claire alors que, superposé aux fantasmes de trahison, s’impose l’enregistrement factuel et même naïf de scènes d’été. Lorsque Huppert demande au réalisateur si ce point de vue objectif ne se rapprocherait plutôt de celui d’un médecin, d’un juge ou d’un flic, Chabrol répond en riant : « Pas du juge, en tout cas, sûrement pas. Plutôt celui d’un médecin qui serait très fort pour le diagnostic, et nul en thérapeutique… » C’est ainsi que se retrouvent à la fin Paul et Nelly, tous deux entortillés dans le fil du temps, dans et en dehors du miroir. Et, surtout, sans remèdes et conclusions – si seulement nous avions découvert que tout n’était qu’un cauchemar, comme dans La femme au portrait… mais Paul ne dort pas ! Voyons, c’est son dernier mot, voyons-nous aussi encore une fois…