A‑t-on le droit d’avoir une petite préférence sentimentale pour la période anglaise d’Hitchcock ? Peut-on contester l’affirmation selon laquelle le maître du suspense n’avait pas encore perfectionné son style avant qu’Hollywood ne lui fasse des ponts d’or ? Oui, car Les 39 Marches n’est pas, comme on voudrait encore le faire croire, un film mineur quand au contraire il définit les codes de l’« hitchcockisme » : MacGuffin diabolique, humour mordant, suspense délirant découlant d’un scénario délicieusement invraisemblable. Vertigo, La Mort aux trousses et Les Enchaînés auraient-ils été les mêmes sans la touche sincèrement british à l’œuvre dans Les 39 Marches ou Une femme disparaît ? Non, non et non : notre Hitchcock anglais, nous l’aimons sans réserves.
Pourquoi le sort s’acharne-t-il sur Richard Hannay, ressortissant canadien dont le seul tort a été de vouloir s’amuser un peu un soir au music-hall et de se laisser charmer par une jolie inconnue qui lui propose tout de go de l’emmener chez lui (on le comprend)? Pouvait-il se douter que la jeune femme serait une espionne détentrice d’un dangereux secret, secret dont apparemment elle peut se permettre de dévoiler quelques détails au premier quidam venu avant de se faire assassiner ? Et pourquoi les meurtriers de l’espionne n’ont-ils pas fait d’une pierre deux coups en se débarrassant aussi de notre héros puisqu’ils étaient parvenus à s’immiscer dans son domicile ? Qu’importe les invraisemblances : Richard Hannay, afin de prouver qu’il est innocent du meurtre de la jeune femme, doit continuer l’enquête à sa place, sachant que les autorités, comme l’héroïne qu’il croise sur son chemin, vont évidemment refuser de le croire.
Le MacGuffin, cet élément du scénario autour duquel tous les personnages évoluent et qui pourtant n’a strictement aucun intérêt en lui-même, ce sont ici « les 39 marches », mystère qui fait courir notre héros à la poursuite d’un homme au petit doigt coupé dans la lande écossaise pour sauver sa tête (et accessoirement une nation entière, mais au fond, c’est un peu le cadet de ses soucis et des nôtres). Que représentent « les 39 marches » ? La révélation viendra dans les cinq dernières minutes de film ; pourtant, c’est la forme plutôt que le fond (volontairement sans intérêt), que l’on retient : « Monsieur Mémoire », un homme capable de retenir plus de 60 informations par jour et de répondre à n’importe quelle question, est mis au pied du mur par Hannay. « Que sont les 39 marches ? », lui demande-t-il. Et la conscience professionnelle de monsieur Mémoire a plus de prix que sa vie…
Le suspense hitchcockien, on le sait, est entretenu par une mise en scène type, copiée (souvent mal) par nombre d’admirateurs éperdus par la suite. Le souci du détail surprend toujours : la mélodie entendue au music-hall lors de la première apparition de « Monsieur Mémoire » que fredonne sans cesse Richard Hannay sans parvenir à se souvenir pourquoi ; les gros plans sur des détails physiques, comme le fameux doigt coupé du « bad guy » apparaissant en premier plan devant le visage du héros horrifié (et forcément, celui du spectateur). Chez Hitchcock, foin d’explications interminables : le montage et la réalisation permettent de tenir en haleine le public tout en conservant rythme et continuité de l’histoire. La femme de ménage de Richard Hannay découvre le meurtre de l’espionne ; elle se retourne en gros plan vers la caméra, hurle, et son cri est superposé à celui du sifflement du train dans lequel s’enfuit le héros.
Mais que serait un film hitchcockien sans l’humour cinglant dont chacun de ses films (surtout ceux de la période anglaise) se repaît ? Hitchcock concevait le cinéma comme un jeu, un défi permanent : tirer le meilleur de scénarios alambiqués, d’œuvres littéraires mineures (cf. l’adaptation des deux romans de Daphné du Maurier, Rebecca et Les Oiseaux). Le cinéaste s’amuse à tester des héros ordinaires – Richard Hannay est sans aucun doute le père du Cary Grant de La Mort aux trousses – dans des situations extraordinaires dont on ne les croirait pas capables a priori de s’échapper. Pourchassé par la police dans un train, que fait notre héros ? Il saute sur le pilier d’un pont gigantesque (le montage permet même de ne pas montrer comment il est parvenu à cet exploit). Victime d’une tentative d’assassinat par le « bad guy », il utilise une Bible (venue d’on ne sait où) comme gilet pare-balles. Tout est prétexte à machination machiavélique et perverse : enchaînée par des menottes au héros, l’héroïne doit retirer ses bas tout en se laissant frôler les jambes nues par les mains pas très réticentes du héros.
Le meilleur MacGuffin hitchcockien était sans doute Hitchcock lui-même – ce qu’il prouva par la suite avec la série « Alfred Hitchcock presents », dont on retient plutôt les présentations loufoques que les très inégales histoires à dormir debout qu’elles introduisaient. En se faisant passer pour le maître du suspense, Hitchcock ne cherchait-il pas plutôt à dissimuler que son goût personnel allait vers la comédie ?