En 2009, la Croisette présentait un des nouveaux prodiges du cinéma mondial. À seulement 19 ans, le jeune Québécois Xavier Dolan s’imposait dans la cours des grands avec un premier long-métrage, J’ai tué ma mère, fascinant pour les uns, horripilant pour les autres, mais preuve indéniable qu’on avait déjà affaire à quelqu’un d’une exceptionnelle maturité. À peine un an plus tard, le voilà de retour avec Les Amours imaginaires, réflexion un brin ironique et très esthétisée sur les rapports de séduction réels ou fantasmés. Mais l’adolescent impétueux du premier film semble s’être mué un peu trop rapidement en adulte et l’équilibre du film, malgré quelques magnifiques fulgurances, en souffre indéniablement.
Les amours imaginaires dont il est question tout au long du film, ce sont celles que ressentent Marie Camille (Monia Chokri) et Francis (Xavier Dolan lui-même), amis de longue date, pour le troublant Nicolas (Nils Schneider), éphèbe d’un autre temps, insouciant et ambigüe dans son rapport aux autres. Cette rencontre va bouleverser les fondements d’une amitié où chacun vivait, jusqu’ici, une sexualité sans amour, quelque part entre la résignation et la conviction que l’âme-sœur finirait bien par se présenter un jour. En arrivant innocemment dans la vie de ces deux étudiants érudits et légèrement convaincus d’être supérieurs à la moyenne, Nicolas se met à canaliser sans le savoir tout une somme d’attentes, inconscient du trouble qu’il provoque chez ses nouveaux amis, eux-mêmes à l’affût du moindre signe interprétable. Et c’est ce qui va mobiliser l’attention complète du cinéaste : la manière dont chacun se met subitement à construire un monde, niant toute cohérence dans le sens prêté aux situations, pourvu que cela serve la certitude qu’un amour réciproque est en train de naître.
Dans son premier film, Xavier Dolan mettait en scène les rapports très complexes entre un adolescent homosexuel et sa mère. Mêlant les genres, citant volontiers des références cinématographiques essentiellement européennes, le jeune réalisateur de 19 ans n’était pas effrayé à l’idée de flirter parfois avec la pose, toujours en quête d’une fulgurance qui allait transcender le sens même de la scène. Si le résultat a pu passionner ou décontenancer certains pour J’ai tué ma mère, ce second long-métrage, dont le scénario pourrait tenir en tout et pour tout sur une seule feuille A4, tient le pari d’aller plus loin encore dans la veine formaliste, multipliant les ralentis en plongée ou en contreplongée sur Marie Camille et Francis, éternels romantiques d’un autre temps. Si le spectateur se verra épargner les décadrages un peu gratuit du premier film, il pourra se délecter de multiples zooms agressifs sur les confessions de jeunes érotomanes (au demeurant souvent délicieuses), comme pour mieux séparer deux manières de faire de la fiction : celle qui imite le réel (les confessions) et celle qui s’en désolidarise (l’amour rêvé des deux amis). Le procédé ne trouve malheureusement pas le même équilibre que dans J’ai tué ma mère, comme si le réalisateur pensait que mûrir son cinéma consistait à forcer un peu plus le trait de ce qui avait fait son succès précoce.
Du haut de ses 20 ans, Xavier Dolan reste néanmoins un jeune cinéaste génial, capable d’assumer une envie de cinéma et de la nourrir jusqu’à en accoucher d’objets aussi improbables que déconcertants. Dans Les Amours imaginaires, le réalisateur ne recule une fois de plus devant rien : assumant le kitsch de la bande-son (Dalida, France Gall, Indochine), affublant sa partenaire de jeu de tenues qui lui donnent effectivement des airs de bourgeoises américaines des années 1950, le réalisateur joue habilement du cliché pour mieux tourner en tendre dérision les obsessions sentimentales de ses deux personnages principaux. Certaines scènes sont effectivement délicieuses et prouvent l’étonnante précocité du cinéaste à construire de véritables personnages de cinéma. Seulement, quelque chose dans le parti-pris de Dolan d’injecter une petite dose de cynisme amusé dans son film crée un problème d’adéquation entre celui qui filme et ceux qui sont filmés. Jouant à plus adulte qu’il ne l’est réellement, Xavier Dolan ne semble plus assumer totalement la furie adolescente qui parcourait son premier film et qui rendait ses excès si attendrissants. Ici, Marie Camille et Francis ont déjà 25 ans et n’ont plus de compte à rendre aux adultes. Preuve en est la seule présence d’une mère, celle de Nicolas (interprétée par Anne Dorval) qui, lui, est forcément l’inconscient dont chaque parole ou acte est source de potentiel danger. Est-ce la démonstration que Xavier Dolan cherche à s’affranchir de ses modèles pour devenir le plus rapidement possible le génie qu’il a toujours rêvé d’être ? C’est tout le bien qu’on lui souhaite et nul doute que ce prodige du cinéma canadien y arrivera, mais seulement s’il se donne le temps de laisser son cinéma mûrir par étapes et de ne pas devenir vieux trop rapidement.